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Favoriser la fascination

Par Tara R. Short

Traduction par Lidia Couture-Perron

L’eau tiède s’étend jusqu’à nos pieds et clapote contre le pont. Le bateau tangue, la poupe est submergée pour un moment. Des éclats d’or dansent dans la mer verte et dans les escarpements de grès rouge et de pierres volcaniques noires qui composent la crique dans laquelle nous sommes amarrés.

Je donne des instructions à mon élève, une adolescente du Wisconsin: “Place tes orteils au bout de la plate-forme”. Elle s’avance, un peu nerveuse, faisant glisser ses palmes de caoutchouc sur les rainures du pont du bateau. Nous voguons sur la mer de Cortès en Basse-Californie, au Mexique. Elle s’apprête à plonger littéralement dans l’indomptable océan pour la première fois.

“Tu peux laisser tes palmes dépasser”, la rassure-je. J’essaie de ne pas trop crier, même si j’ai du mal à me faire entendre au milieu des bruits de conversation des autres adolescents, des cris des pélicans et du clapotis des vagues.

“Garde ton tuba dans ta bouche, tiens ton masque avec une main et ta ceinture de plomb avec l’autre. Lorsque tu sautes, n’oublie pas de regarder l’horizon”, explique-je tout en montrant du doigt la chaîne de montagnes au loin.

Les mouvements de l’élève sont lents et pondérés. Je sais bien que son cerveau considère chaque étape, réfléchit en même temps qu’elle déplace lentement les mains et les pieds. Avec sa combinaison rigide et épaisse, son masque embué et son tuba salé, elle doit se sentir comme une astronaute débarquant sur la lune, sur le point de plonger dans l’espace liquide et dans l’inconnu.

Malmenée par le roulis à l’arrière du bateau et fondant sous le soleil brûlant, j’attends que sa confiance se raffermisse. La température est de plus de38 ° C. La fraîcheur de l’océan est très invitante. Ma peau est maculée de sel qui y a séché.

“Prête?” Mon ton est positif et encourageant. Je ne lui impose pas de pression ou de limite de temps. Elle acquiesce et émet un “oui” étouffé qui sonne comme “boui” en résonnant à travers le cylindre de son tuba

“Une, deux, trois… saute!” Je marque des pauses entre chaque nombre et m’exclame avec le mot “saute”, tout en lui donnant une poussée légère mais ferme, pour m’assurer qu’elle évacue la plate-forme.

Telleune maman oiseau observant son oisillon prendre son envol pour la première fois, je suis témoin de son premier contact avec l’océan. Elle semble être suspendue au ralenti au-dessus de l’eau alors qu’elle s’approche de la surface. Pendant un moment, je me demande si elle se souvient de retenir son souffle. Ses palmes d’un jaune brillant s’élancent comme si elle dansait. Elle n’est plus qu’à trente centimètres de la surface, mais semble planer durant une éternité, jusqu’à ce qu’elle soit avalée par l’écume mousseuse en un grand bruit d’éclaboussement. Des tourbillons d’eau salée se dessinent aussitôt à la surface, mais elle émerge aussi vite qu’elle a disparu. Elle a la tête d’un bébé otarie espiègle, aux yeux rieurs et vifs.

La science de la mer est aussi sensorielle que scolaire. Submergé d’eau, entouré d’un monde étranger d’un bleu cristallin, le cerveau traite l’information apprise sur l’océan d’une façon différente que s’il l’apprenait par le moyen des livres ou de la télévision. Nos nerfs nous font prendre conscience des petites bulles accrochées à la peau laissée à découvert et qui la chatouillent. Un orchestre de millions de crevettes pistolets, de perroquets de mer mangeurs de corail et d’otaries bêlantes inonde nos oreilles. La pression de tout un monde liquide sur notre corps et les mouvements restreints de nos membres contribuent à nous faire saisir le pouvoir de l’océan et apprécier la façon dont les créatures marines se sont adaptées. L’adrénaline envahit nos veines, nous rend plus conscients des ombres évoluant au loin, du battement de notre cœur, et même de ce que représente chaque respiration.

S’enfoncer sous l’eau est une façon mémorable, et qui suscite beaucoup d’émotions, d’apprendre sur le système marin et les organismes qui l’habitent. Prendre la pose pour votre camarade de plongée le temps d’une photo sous-marine, avec à la main une étoile de mer à cinq bras et à la peau bosselée qui s’accroche à votre main avec ses pieds ambulacraires, est une façon inoubliable d’en apprendre sur les échinodermes. Même longtemps après coup, le souvenir du dégoût ressenti à la vue d’un déchet de plastique sur une plage immaculée peut donner lieu à des actions environnementales et des habitudes de consommation responsables.

Tenter de comprendre l’océan est semblable à l’apprentissage d’une nouvelle langue. Pour la maîtriser, l’élève doit bien écouter les mots prononcés par les locuteurs natifs de cette langue et les répéter avec soin. Pour comprendre véritablement l’océan, les élèves doivent s’immerger dans sa culture, interagir avec lui, le sentir, le goûter, l’entendre et rencontrer ses hôtes face à face (ou branchie à tuba!).

La science de la mer, c’est plus que des graphiques, des relevés de plancton ou une carte des courants de surface. C’est aussi aider les élèves à faire des liens. L’océan est essentiel à la vie sur terre. Il dicte le climat et représente la source principale de protéines du quart de la population mondiale.

Pourtant, cet océan qui nous nourrit est soumis à de grands défis. Il amasse les débris que le vent et la pluie charrient dans les rivières et les collecteurs d’eau pluviale. Plus de 200 000 oiseaux marins meurent de faim chaque année, le ventre rempli de morceaux de Lego, de soldats de plastique et de capsules de bouteille. Le plastique, les déchets industriels, les produits chimiques domestiques et les déversements de pétrole déposent leurs toxines dans les mers. Une population de plus en plus dense et de mauvaises pratiques de pêche ont épuisé treize des dix-sept principales zones de pêche, ce qui a rendu la nourriture aussi rare pour les humains que pour la faune. L’absorption croissante du gaz carbonique atmosphérique acidifie l’eau des océans, ce qui dissout les coquilles du zooplancton et menace la base de la chaîne alimentaire marine. Aussi décourageants et énormes que soient ces problèmes, ils sont tous reliés au consumérisme et peuvent être réglés par la transformation des choix que nous faisons au quotidien.

Cependant, changer son mode vie signifie changer son éthique personnelle. En tant que formatrice, je m’efforce de trouver le moyen d’encourager les élèves à se préoccuper assez de leur environnement pour vouloir changer leurs habitudes, sans toutefois les traumatiser avec des listes interminables de problèmes environnementaux. Dans son livre The Last Child In The Woods (en anglais), Richard Louv démontre que lorsque des élèves sont bombardés d’images d’une apocalypse écologique, ils préfèrent se penser hors de la situation de la même façon dont les enfants victimes d’abus surmontent un trauma.

Dans l’avenir, la transmission du savoir sera de plus en plus axée sur l’expérience concrète; l’enseignant aura pour rôle, comme j’aime bien le dire, de “favoriser la fascination”. En science de la mer, utiliser l’océan comme une salle de classe interactive est la façon la plus holistique pour faire comprendre aux élèves le système marin. De plus, cette technique motive même les jeunes les plus récalcitrants. L’océan a le don d’impressionner et transcende la société conditionnée par des stimulus à laquelle les élèves sont habitués. De nos jours, beaucoup de jeunes s’ennuient lors d’une randonnée éducative en forêt. Cependant, immergés dans un monde sous-marin, poussés hors de leur zone de confort et obligés à demeurer vigilants, les élèves sont tout sauf ennuyés. L’océan aide tout le monde à développer son sens de l’émerveillement et il donne aux jeunes un espace dans lequel évoluer. Résultat: augmentation de la capacité de concentration, meilleure performance scolaire et, grâce au côté physique de l’aventure, des élèves en bonne santé.

Ce ne sont pas tous les enseignants qui ont la possibilité d’amener leurs élèves à l’océan, comme ce ne sont pas tous les élèves qui ont les moyens de participer à un programme dispensé en mer. Cependant, il est possible de créer des expériences significatives pour les élèves dans leur propre collectivité qui puissent mettre l’océan sur leur sonar. Pensez à “irriguer” votre programme en invitant des photographes et des voyageurs qui partageront leurs propres expériences d’exploration de la vie maritime. Regardez un documentaire sur le sujet en classe et invitez les élèves à composer un carnet de voyage fictif.

L’océan est majestueux et aussi intangible que la nuit. L’intérieur même de la Terre est une fenêtre sur le passé, le théâtre de contes et d’aventures, réelles comme inventées, un lieu d’extrêmes, un monde de rêves et de possibilités. Il a touché l’âme des profanes comme celle des philosophes, a inspiré des chefs-d’œuvre, et sera, en fin de compte, la source d’inspiration qui poussera les gens à protéger cette dernière limite du monde connu. Une fois que les jeunes sont enthousiastes à l’idée d’un jour voir un océan en santé et diversifié sur le plan biologique, ils nourrissent l’espoir en l’avenir et tiennent un rôle dans la protection de la faune et de la flore marines.

Après avoir favorisé plus de 1000 rencontres élèves-océan dans ma carrière, je suis bien placée pour connaître les effets positifs que ce dernier a sur les jeunes et pour constater à quel point il change leur vie. Je dis aux gens que je suis une formatrice et une guide de plongée avec tuba, mais ce que je suis vraiment, c’est une entremetteuse. Je crée une ambiance propice aux rapprochements pour que les gens puissent entrer en relation avec l’océan, être fascinés par sa grandeur, et tomber amoureux de lui, dans l’espoir qu’ils voudront ensuite le protéger.

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Tara R. Short est la fondatrice et la directrice de Green Edventures (www.greenedventures.com, en anglais seulement), un programme d’aventure écologique carboneutre sur les sciences de la mer pour les femmes et les groupes à des fins éducatives. Elle est aussi une voyageuse passionnée et une militante environnementale vivant à North Las Vegas, au Nevada. Suivez ses gazouillis sur Tweeter au @greenedventures.

Lidia Couture-Perron est étudiante en traduction professionnelle.

Ce qui précède est une traduction de « Facilitators of Fascination » qui a été publié en Green Teacher 92, Printemps 2011.

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