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L’écriture d’un haïku

Par Naomi Beth Wakan

Traduction par Lidia Couture-Perron

Alors que nous sommes aux prises avec des problèmes urgents tels que la pollution et les changements climatiques, il peut sembler étrange d’encourager les élèves à écrire de la poésie, particulièrement ces petites strophes condensées que sont les haïkus. Les haïkus ne contiennent pas d’envolées sur l’état désespérant de la planète, ni sur toutes ses incroyables merveilles. On y trouve plutôt l’expression de ce qu’une personne a ressenti très intensément à un moment donné: l’irrésistible odeur d’une hyacinthe lors d’une randonnée, le picotement des orties qui oblige à s’arrêter, les cris envahissants de merles défendant leur territoire, le goût des premières pousses vertes du jardin au printemps qui titille le palet, la vue d’un geai bleu vacillant sur un tournesol qui force un arrêt émerveillé. Au cours de ces moments, tous vos sens sont aux aguets et vous sortez de votre état habituel pour vous retrouver dans un nouvel espace plutôt étrange. C’est lors de ces moments que le haïku naît.

Votre haïku ne racontera pas la façon dont vous avez été submergé par les émotions et amené à voir le monde d’une nouvelle façon; il n’est qu’un simple rendu de ce que vous avez vu, touché, senti, goûté ou entendu. Cependant, le moment capturé par ces quelques mots précieux se transformera en une scène qui pourrait décrire toute la condition humaine, voire tout le cosmos, “Voir un monde dans un grain de sable” comme l’écrivait le poète William Blake. Votre environnement et vous devenez si étroitement liés lors de la composition d’un haïku que l’écriture de ces courts poèmes vous fait comprendre la condition des plantes, de la terre, des éléments, etc. Cette identification à ce qui vous entoure peut mener à une appréciation plus profonde des rapports entre toutes choses vivantes et inanimées que compte la planète Terre.

Mais comment écrire des haïkus s’ils ne naissent que de moments uniques? Il est vrai que vous ne pouvez créer des haïkus… ce sont les haïkus qui vous créent. Cependant, vous pouvez vous exercer en observant de près les choses, en étant à l’affût de votre environnement et en apprenant à choisir avec délicatesse les mots qui décrivent vos expériences. Les haïkus exigent que vous soyez entièrement concentré sur le moment présent et sur l’endroit où vous vous trouvez; quand vous y arrivez, vous êtes récompensé en étant partout en tout temps.

L’écriture d’un haïku semble un peu loin du compostage et des soins apportés à la terre, mais continuez à lire, et tout va s’éclairer.

Lorsque j’enseigne l’écriture des haïkus aux élèves du primaire, j’appelle cette forme d’écriture la poésie du Quoi, du et du Quand : Qu’avez-vous vu? Où l’avez-vous vu? Quand est-ce arrivé? Ces trois questions simples donnent une structure de base utile aux élèves pour écrire leur haïku. Le Quoi est ce qui a attiré leur attention et le est, bien sûr, l’endroit où le Quoi s’est déroulé. Les haïkus sont toujours écrits au présent, le Quand étant indiqué par un mot décrivant le temps de l’année ou de la journée. Ainsi, le Quand est toujours maintenant: lors d’un matin d’hiver, après une tempête, sur le chemin de la maison et ainsi de suite. Au Japon, il existe des mots traditionnels (kigo) qui indiquent pendant quelle saison l’observation s’est faite Il existe encore aujourd’hui, dans ce pays, des dictionnaires de mots à employer dans l’écriture de haïkus.

Pour les élèves du secondaire, j’utilise trois autres concepts : quelque chose de permanent, quelque chose d’éphémère et quelque chose qui lie les deux et nous pousse à nous arrêter pour réfléchir. Le haïku le plus célèbre écrit par le poète japonais Bashō, père du haïku, illustre cette conception de l’écriture:

dans la vieille mare

une grenouille saute

le bruit de l’eau

La vieille mare est l’élément permanent, la grenouille qui saute est l’élément éphémère (comme la vie qui passe), et le bruit de l’eau lie les deux.

Oui, je sais que le nombre de syllabes n’est pas le bon. Traditionnellement, les haïkus sont formés d’un vers de 5 syllabes, d’un second de 7 et d’un dernier de 5. Cependant, la règle de 5-7-5 s’applique aux haïkus écrits en japonais. Une syllabe japonaise peut être très courte et ne contenir qu’une lettre, et la plus longue syllabe contient trois lettres. En anglais ou en français, une syllabe peut être très longue et comprendre jusqu’à sept lettres, comme c’est le cas du mot “chœurs”. Utiliser la règle de 5-7-5 en français ou en anglais pourrait rendre les vers du haïku beaucoup trop longs; plutôt que d’exprimer la concision et l’intensité, l’énergie du poème serait dispersée. Harold Henderson illustre cette dispersion: “Pour paraphraser [Alexander] Pope, “de grosses pierres, vastes, blanches” bougent beaucoup plus lentement qu’”un petit caillou”. Les deux segments contiennent cinq syllabes, mais produisent un effet très différent.”

Les élèves créent souvent des haïkus conformes quant au nombre de syllabes, mais ils perdent ainsi de vue le but d’un haïku, qui est de capturer un moment dans le temps si intensément que cela lui confère une importance universelle. Bien sûr, il existe d’autres règles, surtout si l’on écrit dans la plus pure tradition japonaise (règles sur le sujet, sur la façon de terminer le vers, sur les mots typiques de la culture japonaise à y inclure), mais l’essence du haïku est ce moment puissant lorsque le monde semble s’immobiliser et que l’on ne s’accroche qu’à quelques mots pour le décrire.

Bashō insistait sur le besoin de s’exercer à l’écriture du haïku comme l’on doit s’exercer à un art martial, ou à n’importe quelle autre discipline. Je propose aux débutants de se promener jusqu’à ce que quelque chose attire leur attention. Ce quelque chose n’a pas besoin d’être spectaculaire, mais il doit être assez intéressant pour attiser leur curiosité. Ils doivent ensuite écrire trois longues phrases décrivant ce qu’ils viennent de voir, d’entendre, de goûter, de toucher ou de sentir. Je leur dis à ce moment-là que Robert Blyth, auteur de plusieurs ouvrages sur les haïkus, affirme qu’un haïku ressemble au fait de montrer la lune du doigt. Si ce doigt est couvert de bagues, les gens vont regarder les bijoux plutôt que la lune. Je leur demande de retirer tous les mots superflus de leurs trois phrases, jusqu’à ce qu’elles soient composées d’environ deux battements, trois battements, et deux battements (forme suggérée par Robert Blyth pour les haïkus écrits en anglais, qui peut aussi s’appliquer en français).

 

En voici un exemple. Je regarde par la fenêtre qui donne sur la cour et vois un chat noir dans notre ruelle. C’est l’hiver et la neige est épaisse. J’écris :

La ruelle, habituellement sale et pleine de déchets, est à présent couverte de neige. Un chat noir assis sur la clôture observe la neige. Sa bouche est étirée en une grimace, comme s’il souriait.

 

Il faut maintenant retirer un peu de contenu, de ces “bagues” dont il était question plus tôt:

La ruelle est à présent couverte de neige. Un chat noir, s’il souriait.

 

La forme de 5-7-5 pourrait donner:

une ruelle souillée

recouverte d’une épaisse neige

les crocs d’un chat noir

 

Je crois que la version qui suit porte encore moins de “bagues”, et est donc plus intense, malgré le nombre de syllabes qui diffère:

la ruelle blanche

couverte de neige…

un chat noir sourit

 

Cette scène toute simple, avec ses images en noir et blanc, exprime des pensées antithétiques: jour et nuit, bien et mal, positif et négatif. Elle donne aussi vie à de nouvelles idées, à de nouveaux points de vue. Elle nous fait comprendre qu’observer le même environnement au cours de différentes saisons peut accentuer des particularités distinctes: en hiver, la ruelle est magnifique; en été, c’est une horreur nauséabonde. Mais les haïkus ne sont pas faits pour qu’on en analyse ou en décortique les mots. Comme il y a un art à leur écriture, il y a aussi un art à leur lecture. Un bon haïku devrait seulement provoquer des exclamations, vous faire réagir uniquement avec votre cœur à ce moment intense éprouvé par l’auteur.

 

Quant à la question à savoir pourquoi vos élèves devraient s’adonner à l’écriture de haïkus à ce qui semble être un moment de crise pour la planète, Bashō répond: “Si vous voulez connaître le pin, allez vers le pin; si c’est le bambou, allez vers le bambou… la poésie naîtra quand vous serez devenu un, l’objet et vous.” Cette phrase signifie que l’on doit s’identifier à son sujet, ne faire qu’un avec ce que l’on explore, et ensuite transformer les images en mots. En s’identifiant à une tranche du temps, à un endroit dans le monde, on s’ouvre au caractère interdépendant de toute chose. Cette ouverture est une aptitude importante de nos jours, alors que tant de facteurs doivent être soupesés lors d’une prise de décision, tant pour soi, pour l’humanité que pour la planète sur laquelle on vit.

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Naomi Beth Wakan est écrivaine et artiste. Elle est l’auteure de plus de trente livres, dont deux portant sur les haïkus : Haiku Bag (accessible en anglais seulement au http://www.naomiwakan.com/nw_adult_titles.html) et Haiku : one breath poetry (accessible aussi en anglais seulement, chez Weathermill aux États-Unis, et sur classroomresources.com au Canada).

Lidia Couture-Perron est étudiante en traduction professionnelle à l’Université de Sherbrooke.

Ce qui précède est une traduction de « Haiku-writing: Learning from the Pine » qui a été publié en Green Teacher 72, Automne 2003.

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