Emmener les enfants dans leur communauté

Par Bob Coulter
Traduit par Nathalie H. Gagnon
C’était notre troisième sortie dans les bois situés face à l’école. Mes élèves de 4e année travaillaient dur afin de terminer les graphiques des réseaux trophiques locaux dont ils font partie. Au moment où nous nous apprêtions à terminer le travail, Rose est venue me voir enthousiasmée en m’indiquant qu’elle n’avait plus besoin que d’une chose. « Où est-ce que je peux trouver de la terre? », m’a-t-elle demandé. Un brin déconcerté par la question, j’ai subtilement pointé le sol. Et soudain, elle a fait le lien : « Ah! Chez moi, nous prenons généralement notre terre à la pépinière. » Cette conversation et des interactions du même genre avec d’autres enfants m’ont rappelé l’importance de sensibiliser les enfants à l’univers qui les entoure.
En tant qu’ancien enseignant au primaire, je sais à quel point il peut être difficile de faire une sortie en plein air avec un groupe de jeunes enfants. Tôt dans ma carrière, j’ai dû acquérir les compétences politiques nécessaires afin d’apaiser les préoccupations des parents et des administrateurs en ce qui a trait à la façon dont les jeunes peuvent apprendre à l’extérieur de la classe. Seront-ils en sécurité? Auront-ils le temps de voir tout ce qui est au programme avant les évaluations? En réalité, les accidents étaient plus fréquents en classe que lorsque nous étions en train d’enquêter sur le terrain, et les résultats des évaluations des enfants qui effectuaient des sorties étaient satisfaisants, et même généralement meilleurs que ceux des élèves qui restaient en classe en tout temps. Dans mon rôle actuel, qui consiste à guider les enseignants dans la création de projets sur le terrain avec leurs élèves, je constate souvent que les enseignants manifestent le même genre de préoccupations. La réussite des évaluations est devenue un objectif tellement prenant que certaines commissions scolaires locales ne permettent pas aux élèves de faire des activités à l’extérieur de la classe de six à huit semaines avant la tenue des évaluations. De toute évidence, il reste du travail à faire pour parvenir à démontrer les bienfaits que procurent les sorties communautaires aux enfants.
Bien qu’il est facile de dire que les enseignants en feraient plus s’ils étaient débarrassés des évaluations et des exigences liées à leurs responsabilités, je doute que ce soit si simple. Il faut plutôt mettre en évidence l’existence de facteurs plus importants. Pour ce faire, je propose un cadre de travail issu de l’expérience que j’ai acquise lors de la réalisation de deux projets financés par la Fondation nationale des sciences (National Science Foundation, NSF). Dans les deux cas, nous avons aidé les enseignants à mener des programmes parascolaires dans la communauté. En partenariat avec le Massachusetts Institute of Technology (MIT), nous avons embauché des enseignants dans des écoles des régions de Boston et de Saint-Louis afin qu’ils dirigent ces programmes, et ce, sans qu’ils aient à se préoccuper de couvrir la matière et de préparer les élèves aux évaluations, des préoccupations pour le moins omniprésentes en Amérique du Nord et ailleurs. Les enseignants impliqués dans ces programmes disposaient d’un généreux budget pour le matériel et ils pouvaient également demander notre aide pour concevoir des programmes enrichissants et les diriger. Malgré tout, une division nette s’est manifestée parmi les enseignants. Certains sont parvenus à créer un environnement de travail stimulant, tandis que les autres, en dépit de la liberté et de l’accès aux ressources de soutien qui leur étaient accordés, ont eu de la difficulté à s’éloigner du mode d’enseignement traditionnel devant la classe.
Afin de populariser les expériences d’apprentissage en plein air et de les rendre plus significatives, il faut faire davantage que se contenter d’éliminer des obstacles. J’aimerais donc partager avec vous quelques observations sur les éléments nécessaires pour parvenir à emmener les enfants à l’extérieur et à les impliquer dans des recherches constructives. Les différences entre les enseignants qui sont plus ou moins efficaces dans ce type de tâche suivent une tendance prévisible qui mérite d’être examinée.

Imaginer un projet : une portée, des responsabilités et un effet
La plus grande et la plus évidente différence parmi les enseignants réside dans leur façon d’envisager un projet. À savoir, les projets qui réussissent mieux à emmener les élèves dans leur communauté sont caractérisés par une portée plus ambitieuse, un partage de responsabilités entre l’enseignant et les élèves et un intérêt marqué sur l’effet qu’auront les efforts de l’enfant sur sa communauté. En matière de portée, ceux qui mènent des projets fructueux regardent au-delà de la leçon individuelle et gardent bien en vue des objectifs de plus grande envergure. Cela ne signifie cependant pas que chacune des étapes n’est pas planifiée adéquatement. En fait, chaque activité doit correspondre à une étape dans un cheminement qui vise des résultats ambitieux et variés d’apprentissage. Par exemple, j’ai récemment travaillé avec une enseignante qui, plutôt que d’offrir une simple expérience de plantation à ses élèves de 5e année, a choisi de les impliquer dans la conception et l’aménagement d’un jardin de plantes indigènes sur le terrain de leur école. Les élèves ont visité le centre écologique, approfondi leurs connaissances sur les plantes indigènes et sont retournés à l’école avec un éventail de guides pratiques. Ils ont ensuite présenté un concept de jardin à notre superviseure en horticulture afin qu’elle l’évalue. En se basant sur les changements mineurs qu’elle a suggérés, les élèves ont amorcé l’aménagement de leur jardin. Cette expérience a permis d’embellir le terrain de l’école considérablement, en plus d’inspirer et d’informer les membres de la communauté intéressés par les plantes indigènes.
Outre la portée ambitieuse du projet, remarquez le partage des responsabilités entre les enseignants et les élèves. Au lieu d’un travail pour lequel les élèves seront responsables, une culture d’aventure partagée prédomine. Selon l’échelle de participation de Hart (Hart’s Ladder of Participation1), les meilleurs projets comprennent un effort commun dans lequel élèves et enseignants conviennent conjointement de la portée et de la conception. Les enseignants moins collaboratifs ne font qu’assigner des tâches aux élèves; peut-être leur expliquent-ils les raisons qui sous-tendent les tâches, mais, souvent, ils ne leur donnent aucune justification. Parce qu’ils ne contribuent pas à l’élaboration du projet auquel ils sont assignés, il n’est pas surprenant que les élèves s’investissent peu dans leur travail. Trop souvent, le travail devient ce que Rheingold et Seaman2 appellent « l’économie de la corbeille » (traduction libre de wastebasket economy) des écoles, où le travail n’est qu’une chose qu’on doit finir, évaluer et dont on doit se débarrasser. Et même si des aspects du développement doivent être pris en considération lorsqu’on décide de la part de responsabilité que les élèves sont prêts à assumer, les enfants de tous âges peuvent, à un certain degré, enrichir une réflexion.
En plus d’une portée ambitieuse et de responsabilités partagées, les meilleures méthodes d’enseignement en plein air permettent également une vision claire de leur effet, et ce, tant sur la communauté que sur les élèves. Travailler avec des élèves sur un projet comme la restauration de la berge d’un ruisseau ou la conception d’un jardin de plantes indigènes cible chacun de ces objectifs : l’amélioration d’un habitat est indéniablement bénéfique pour la communauté, et le sentiment de responsabilité engendré par le travail procure aux élèves un avantage éducatif. Cette différence se distingue clairement dans l’évaluation des projets financés par la Fondation nationale des sciences. Tandis que les élèves des classes moins aventureuses mentionnaient que leur partie préférée du programme était un élément plutôt trivial (se faire convoquer par leur enseignant ou prendre une collation, par exemple), ceux ayant réalisé les projets les plus réussis les vantaient dans des remarques comme « j’ai aimé lorsque nous avons évalué la qualité de l’eau de notre ruisseau » ou « j’ai aimé lorsque nous avons publié nos propres géocaches ». Il importe de souligner la valeur attribuée par les élèves à l’engagement communautaire, ainsi que le sentiment de responsabilités partagées qui se dégage de leurs remarques empreintes du « nous » et du « nos ».
Ces différences de portée, de responsabilités partagées, et d’effet n’apparaissent pas par magie. Elles proviennent plus précisément de la portion des enseignants qui perçoivent leur métier et le travail des enfants différemment des autres enseignants. Selon mes recherches, le modèle d’agence d’Emirbayer et Mische3 propose le meilleur cadre d’interprétation. Ils y décrivent la façon avec laquelle les gens prennent des décisions en se basant sur des projections de réussite future ou sur un ensemble d’expériences passées. En fait, dévoués à l’enseignement et aux apprentissages, les enseignants pour qui le succès correspond à impliquer les enfants dans un travail de collaboration riche et significatif voient leur travail et la capacité de l’enfant différemment de ceux pour qui le succès équivaut à la couverture du programme scolaire. Il faut savoir qu’il est possible d’intégrer l’univers social au modèle de prise de décision individuelle d’Emirbayer et Mische en le combinant au modèle d’économie des ressources de Luckin (traduction libre de Luckin’s ‘Ecology of Resources’ model4). Dans ce dernier, Rosemary Luckin décrit comment les enseignants qui y parviennent mobilisent des ressources autres que le matériel scolaire habituel pour soutenir le travail des élèves. Ces apports consistent en l’accès aux personnels de toute l’école et aux experts de la communauté, la recherche d’une variété de ressources supplémentaires et l’utilisation créative de l’environnement social, politique et naturel. La fusion des cadres de travail d’Emirbayer et Mische et de Luckin permet de se représenter un enseignant efficace en tant qu’acteur politique, dans le meilleur sens du terme : apte à diriger des gens et à rassembler les ressources nécessaires à l’atteinte d’un objectif.
Créer une expérience satisfaisante… Dewey rencontre Aristote
Même si un enseignant s’engage à se fixer des objectifs audacieux, à partager des responsabilités et à produire un effet favorable sur la communauté, il reste que le défi consiste à concevoir une expérience d’apprentissage satisfaisante qui permettra l’atteinte de ces objectifs. Pour ce faire, une vision transformative, et même libératrice de l’apprentissage est requise. Comme le dit si bien cette métaphore empruntée à la botanique, un sol et des semences de qualité sont nécessaires. En ce qui concerne le sol, les principes directeurs établis par Dewey5 constituent un bon point de départ; la continuité et l’interaction en sont les aspects les plus importants. En pratique, la continuité signifie que chaque expérience doit se dérouler logiquement : les expériences passées l’alimentent et la rendent satisfaisante dans le moment présent, permettant ensuite de futures expériences. Puisque les enseignants doivent se conformer aux horaires de programmes éducatifs très règlementés qui passent subitement d’un sujet à l’autre, assurer la continuité constitue pour ces derniers un défi qui requiert une certaine finesse pédagogique (parfois même de la subversion). Jumelée à la continuité, l’interaction est tout aussi essentielle. Dans le cadre de leurs recherches, les élèves doivent interagir avec leurs camarades, leurs enseignants ainsi qu’avec les experts de la communauté. Le partage de l’enquête permet à chacun de l’approfondir et de l’envisager selon divers points de vue. Outre l’interaction humaine, il est également important pour l’enfant d’interagir avec le monde réel en utilisant des outils aussi authentiques que le permet son niveau de développement. Ce faisant, le besoin de se sentir utile est assouvi, un sentiment souvent absent des activités qui alimentent « l’économie de la corbeille » mentionnée précédemment. Les enfants aiment bien mieux changer le monde que jouer à l’école. Enfin, Dewey encourage le déroulement progressif des expériences dans le temps. D’un point de vue écologique, ceci peut signifier que l’enfant apprend d’abord de quelle manière un organisme répond à ses besoins, pour ensuite comprendre la place qu’il occupe dans un écosystème, et, de là, il développe ses connaissances sur l’effet qu’un changement dans l’écosystème peut avoir sur la capacité de survie de cet organisme. Ensemble, la continuité, l’interaction, le sentiment d’utilité et le déroulement progressif des expériences procurent une base solide à l’épanouissement.
L’épanouissement exige toutefois plus qu’un bon environnement. Dans le même ordre d’idée métaphorique que précédemment, les enseignants doivent s’assurer de planter, dans un sol riche et fécond, des semences susceptibles de devenir des expériences d’apprentissage productives. Trop souvent, l’éducation en matière d’environnement se transforme en quête aux connaissances ou en mise en pratique de compétences hors contexte. Ce n’est pas suffisant de simplement réussir à identifier une espèce à vue ou à organiser des données sans intérêt sur un graphique. Il faut plutôt repenser la nature des travaux qu’effectuent les élèves si l’on souhaite qu’ils bénéficient d’expériences significatives. Aristote dans Éthique (Ethics6) propose une telle démarche. Ainsi, à la place de travaux scolaires effectués dans l’unique but de les terminer, les enfants ont besoin de travaux qui fusionnent ce qu’Aristote a décrit comme étant l’épistémè (la connaissance), la technè (la compétence) et la phronèsis (la prudence). Ces vertus réunies, la tâche peut bénéficier plus efficacement du cadre mis de l’avant dans les principes de Dewey. Par exemple, les élèves de 5e année mentionnés précédemment (ceux qui ont étudié, conçu et aménagé le jardin de plantes indigènes sur le terrain de l’école) l’ont fait correctement. Guidés par leur enseignant, ils ont acquis des connaissances à propos des plantes indigènes et de la condition du sol, ils ont dû recourir à tout un éventail de compétences (lire les directives d’un guide pratique, interpréter des données telles que les cartes de répartition) et ils ont acquis un savoir horticole qui leur a permis de mieux organiser leur jardin. Au cours du projet, ce savoir s’est épanoui puisqu’ils ont proposé leurs idées initiales, recueilli les commentaires de notre superviseure en horticulture et repensé leur plan afin de rendre leur concept encore meilleur. Épistémè, technè et phronèsis se sont fusionnés afin de produire une expérience d’apprentissage productive. Et pour en revenir aux principes de Dewey, on retrouvait, dans ce projet, une continuité des notions apprises en classe, une interaction entre les élèves du groupe ainsi qu’entre les élèves et mon personnel, ce qui constitue d’ailleurs un objectif prisé bien précis, et, progressivement, tout au long du projet, les élèves ont acquis de l’expérience et enrichi leurs connaissances.
Enfin, les projets comme ceux-ci évitent aux enseignants et aux élèves d’avoir à se conformer machinalement à ce que les approches commerciales à l’école semblent imposer. Des projets communautaires conçus adéquatement ont le potentiel de renforcer le caractère, les compétences et le sentiment d’appartenance des élèves, un travail qui mérite manifestement nos efforts les plus grands.
Bob Coulter est directeur du Litzsinger Road Ecology Center, un site écologique administré par le Missouri Botanical Garden, à Saint-Louis, au Missouri.
Nathalie H. Gagnon est étudiante de 3e année en traduction professionnelle à l’Université de Sherbrooke.
Notes de bas de page
1. Hart, R. (1997). Children’s Participation. London, UK: Earthscan.
2. Rheingold, A. & Seaman, J. (2013). The Use-Value of Real-World Projects: Children and Community-Based Experts Connecting Through School Work. Paper presented at the annual meeting of the American Educational Research Association (AERA), San Francisco, CA.
3. Emirbayer, M., & Mische, A. (1998). What is Agency? American Journal of Sociology, 103(4), 962–1023.
4. Luckin, R. (2010). Redesigning Learning Contexts: Technology-Rich, Learner-Centered Ecologies. New York: Routledge.
5. Dewey, J. (1938/1997). Experience and Education. New York: Free Press.
6. Aristotle. (1976). Ethics. New York: Penguin Press
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