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Enseigner l’empathie grâce aux animaux

Par Robyn Stone

Traduit par Amélie Morin-Bastien

« Les poussins me parlent! », a dit Anya, trois ans, alors qu’elle écoutait attentivement les piaillements des poussins de notre petite ferme. Je lui ai demandé ce qu’ils disaient tandis que les petits oiseaux se regroupaient autour de nos chevilles. « Ils disent : “Anya, on t’aime!” », a-t-elle poursuivi avec un grand sourire en se donnant à elle-même un câlin en leur nom.

À ce moment précis, Anya m’a rappelé Fern, un personnage du livre La toile de Charlotte1. Dans une manifestation spectaculaire d’empathie, Fern tente de secourir un porcelet d’une mort prématurée. Elle demande à son père, avec cette capacité exceptionnelle de recul : « Si moi j’étais née toute petite, m’aurais-tu tuée? » Son père consent alors à laisser Fern élever Wilbur, le porcelet. Lorsqu’il devient trop grand pour la maison, Wilbur doit déménager dans la ferme où se trouve déjà toute une ménagerie d’animaux têtus : des oies, des moutons, un chat gourmand et une araignée astucieuse prénommée Charlotte.

Tous les jours, après l’école, Fern visite Wilbur ainsi que les autres animaux et écoute leurs conversations. Lorsque Fern raconte une de ces discussions à sa mère, cette dernière pense que sa fille est malade. Elle s’en plaint donc au docteur : « Fern dit que les animaux parlent entre eux. Docteur Dorian, pensez-vous que les animaux puissent parler? »

C’est la réponse de docteur Dorian qui m’est venue à l’esprit lorsqu’Anya m’a parlé des poussins qui lui parlaient : « Il est bien possible qu’un animal m’ait parlé et que je n’aie point compris, faute d’attention. Les enfants sont plus attentifs que les adultes. Si Fern dit que les animaux de la ferme de Zuckerman parlent, je suis prêt à la croire. Peut-être que les animaux parleraient davantage si les humains parlaient moins. »

Les personnes devraient-elles parler moins ou écouter davantage? Là est la question. Lorsque j’observe les poules et les lapins de notre petite ferme avec mes jeunes élèves, les enfants me racontent ce que les animaux disent, pensent et ressentent. Ils me parlent aussi des intentions derrière leurs comportements. Les jeunes enfants semblent savoir, mais projettent-ils simplement sur les animaux leurs propres pensées et émotions? Est-ce de l’anthropomorphisme? Au préscolaire, nous enseignons activement aux élèves comment reconnaître et nommer leurs émotions. Par exemple, si un enfant brise un jouet, nous lui demandons comment le jouet se sent. De même, si nous lisons un livre d’images, nous demandons à l’enfant comment se sentent les personnages. Ces petits pas construisent la compétence sociale de la perspective.

Nous pourrions aussi demander aux enfants, en regardant par la fenêtre de la classe, comment se sent l’écureuil qui plonge de l’arbre, un gland de chêne dans la bouche. En nous questionnant sur l’état émotionnel de l’écureuil, nous invitons les enfants à se mettre dans les souliers d’un être vivant qui partage avec nous les précieuses ressources de la terre. C’est une bonne chose, selon Virginia Morell, auteure de l’ouvrage Animal Wise2. Morell fait ressortir d’expressions populaires, comme « mémoire d’éléphant », que l’on reconnaît aux animaux un intellect. « Ils ont un cerveau et l’utilisent comme nous le faisons : pour expérimenter le monde, pour penser et ressentir ainsi que pour résoudre ces problèmes de la vie que toutes les espèces rencontrent. Comme nous, ils ont une personnalité, des humeurs et des émotions; comme nous, ils rient et ils jouent. Certains démontrent de la souffrance et de l’empathie, certains ont la conscience de soi, de leurs propres actions et intentions… En approfondissant la compréhension que nous avons de nos semblables, peut-être pourrions-nous surmonter la grande tragédie de la sixième extinction. »

La sixième extinction dont parle Morrel est une appellation popularisée par Elizabeth Kolbert dans un ouvrage qui a gagné un prix Pulitzer3. Elle y décrit les effets dévastateurs qu’ont les humains sur leur planète en perpétuant et précipitant l’extinction d’un grand nombre d’espèces : plantes, invertébrés et animaux. Avoir de l’empathie pour ces êtres vivants de notre monde pourrait être la solution pour les sauver. Plusieurs enfants d’âge préscolaire ont déjà été exposés au concept d’extinction. Même s’ils jouent avec des figurines de dinosaures, ils savent bien que les dinosaures ne sont plus de ce monde. De là, enseigner aux enfants d’âge préscolaire à démontrer de l’empathie pour les animaux vivants pourrait être la solution pour freiner l’extinction, pour préparer une génération qui se porterait à la défense des animaux.

Malheureusement, l’empathie est souvent perçue comme une qualité que l’on a ou que l’on n’a pas. Les enseignants vont ainsi catégoriser leurs élèves. Pourtant, une nouvelle étude de Schumann, Zaki et Dweck4 démontre qu’une vision souple de l’empathie donne place à l’amélioration. Les enseignants pourraient donc amener les enfants à avoir des réactions et des comportements plus empathiques même dans les situations difficiles.

Lucas, un garçon de quatre ans atteint d’un trouble du spectre de l’autisme, était obsédé par le lapin de la classe. « C’est le temps de flatter le lapin? », demandait-il dès qu’il entrait dans la classe. Il avait une difficulté extrême à s’identifier à ses pairs. Un accompagnateur était toujours avec lui et devait constamment le rediriger, par exemple à l’heure du cercle le matin ou au moment de se réunir à la table. Par ailleurs, lorsque venait la période de jeu libre, Lucas se dirigeait immédiatement, et par lui-même, vers la cage à lapin. Il percevait l’animal comme un objet d’expérimentation. D’ailleurs, dès la première semaine de classe, Lucas a enfreint les règles relatives aux soins du lapin. Il a pénétré dans l’enclos, a entré sa main dans la cachette du lapin et a poussé de la nourriture sur son visage. Les conséquences se sont fait sentir : le lapin refusait de sortir de sa cachette. Nous avons ensuite parlé, lui et moi, de son comportement en nous imaginant à la place du lapin. Il a alors reconnu l’animal comme un être vivant ayant des pensées et des sentiments. Le désir de Lucas a évolué : il ne voulait plus seulement caresser le lapin comme on caresse une peluche; il avait le désir de répondre aux besoins de Patate. Au cours de la deuxième semaine d’école, Lucas était capable de s’asseoir sur le « tapis à lapin » à côté de l’enclos et d’observer patiemment le lapin jusqu’à ce que celui-ci vienne vers lui. En peu de temps, Lucas est devenu le gardien non officiel de Patate. C’est lui qui enseignait aux autres enfants comment l’observer et le flatter. Il lui préparait même de petites salades qu’il broutait joyeusement pendant que l’on prenait soin de lui.

L’aide des parents de Lucas a été primordiale pour qu’il développe son empathie pour Patate. Ayant récemment immigré de Shanghai, ils n’avaient pas pu amener leur lapin avec eux. À la maison, ils parlaient et du lapin qu’ils avaient dû abandonner, et du lapin de la classe, créant ainsi un lien entre leur foyer et l’école. Les parents sont des partenaires essentiels pour favoriser le développement d’un comportement empathique chez les jeunes enfants. Ainsi, à la maternelle, nous les encourageons à prendre part aux soins à donner aux animaux.

Les professeurs peuvent attribuer à chacun des élèves, et même aux parents, une responsabilité par rapport à l’animal. Par exemple, dans notre classe de maternelle, Ava, 5 ans, s’est vu confier, avec sa mère, la responsabilité de souhaiter une bonne nuit aux lapins de la ferme tous les soirs et de barrer leur clapier. En outre, les parents sont encouragés à réfléchir avec leurs enfants aux pensées et sentiments de l’animal ainsi qu’à la situation familiale de ce dernier. Les parents appuient l’effort que font les éducateurs pour encourager la curiosité des tout-petits envers les animaux de l’école lorsque, à la maison, ils poursuivent avec l’enfant la discussion entamée à l’école. L’empathie qu’a l’enfant pour un animal peut ensuite s’élargir à tous les animaux.

Dans notre verdoyant parc de jeu extérieur, les enfants d’âge préscolaire ont cette envie palpable d’écraser les escargots. Ils aiment entendre le son de la coquille craquer sous leur pied. Le désir de faire rouler et de rassembler les cloportes est également plus fort qu’eux, ce qui cause inévitablement des blessures aux isopodes. Cependant, en aidant l’enfant à prendre un pas de recul et à se mettre dans la peau de l’escargot ou du cloporte, l’éducateur oriente d’une façon différente la curiosité de l’enfant qui explore une forme de vie d’une nouvelle perspective, en étant empathique à son mode de vie unique. Les livres aux images humoristiques (ex. Diary of a Worm5, de Doreen Cronin) peuvent être un outil amusant pour aider les jeunes enfants à porter un regard nouveau sur les créatures, dans leur milieu, au quotidien.

Avoir des animaux de compagnie dans la classe entraîne des effets bénéfiques qui ont été bien documentés, par exemple par Daly et Suggs6. L’article Pets and Pedagogy, de Steven King, paru sur le site de Green Teacher en février 2015, parle aussi de la façon d’arrimer ces bienfaits aux programmes scolaires. À l’école primaire, les élèves sont plus vieux et peuvent, de manière autonome, prendre soin des animaux et du même coup renforcer, par exemple, les compétences en langues, en mathématiques et en sciences. Toutefois, pour la petite enfance, on se concentrera principalement sur le développement social et émotionnel des jeunes enfants.

Les éducateurs de la petite enfance peuvent inciter les tout-petits à observer l’animal et à déceler des indices de ce qu’il peut penser ou ressentir, tout en leur enseignant à en prendre soin et à en assurer le bien-être. À travers ce processus, les jeunes enfants s’attachent à l’animal parce qu’ils le voient comme un être intelligent et qu’ils savent maintenant se mettre dans sa peau, pour voir les choses de sa perspective. C’est là un facteur clé dans le développement de l’empathie.

Robyn Stone est la spécialiste des sciences, des technologies et des mathématiques de l’école préscolaire Harker à San José en Californie. Elle est aussi enseignante au département de l’éducation à la petite enfance de l’Université de la Californie, à Santa Cruz, dans la Silicon Valley.

Amélie Morin-Bastien est une diplômée du baccalauréat en traduction professionnelle de l’Université de Sherbrooke

Ouvrages cités

1. White, E.B. (1952). Charlotte’s Web. New York: Harper Collins.

2. Morrel, V. (2013). Animal Wise: The Thoughts and Emotions of Our Fellow Creatures. New York: Crown.

3. Kolbert, E. (2014). Sixth Extinction: An Unnatural History. New York: Henry Holt & Co.

4. Schumann, K., Zaki, J., and Dweck,C. (2014). Addressing the Empathy Defi¬cit. Journal of Personality and Social Psychology. V. 107, No. 3, pp. 475-493.

5. A.Cronin, Doreen. (2003). Diary of a Worm. New York: Joanna Colter Books.

B. Cronin, Doreen. (2005). Diary of a Spider. New York: Joanna Colter Books.

C. Cronin, Doreen. (2007). Diary of a Fly. New York: Joanna Colter Books.

6. Daly, B. and Suggs, S. 2010). Teachers Experiences with Human Education and Animals in the Elementary Classroom. Journal of Moral Education. V. 39, No. 1, pp. 101-112.

7. King, S. (2015). Pets and Pedagogy. Green Teacher, Issue 105.

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