Fracturation hydraulique : le grand débat
Par Bert Tulk
Traduction par Jérôme LeBel
La pratique de la fracturation hydraulique, ou hydrofracturation, a beaucoup gagné en fréquence durant la dernière décennie. Puisque l’exploitation des réserves traditionnelles qui s’appauvrissent coûte de plus en plus cher, on a attribué à l’hydrofracturation la faculté “d’encourager une renaissance de l’industrie pétrolière et gazière en Amérique du Nord et de donner accès à des milliards de barils de pétrole et des milliers de milliards de pieds cubes de gaz”. L’attrait de l’accès aux réserves de gaz naturel pour répondre à nos besoins énergétiques des 100 prochaines années pèse lourd dans les camps économique et politique. Inversement, les risques potentiels pour l’environnement et la santé, qui sont associés aux méthodes de forage non traditionnelles, ont à rallier les adversaires de l’hydrofracturation.
Le débat houleux sur l’hydrofracturation peut être vu comme la quintessence du combat ou des tensions entre des visions du monde qui s’opposent: l’environnement contre l’économie, le court terme contre le long terme, la biodiversité contre la monoculture. Ces oppositions sont certainement toutes des simplifications excessives de la réalité, mais il n’en demeure pas moins qu’elles démontrent le fossé entre les opinions divergentes. Si l’un des défis ultimes d’une bonne formation est de montrer à réfléchir à des problèmes suscitant la controverse, la nature polarisée du débat sur l’hydrofracturation recèle des possibilités d’apprentissage riches et polyvalentes. Il est temps de braver la tempête et d’examiner les éléments de la controverse, qui sont les arguments utilisés pour encourager l’hydrofracturation ou s’y opposer.
Cet article offre du matériel pédagogique complet pour l’évaluation et l’analyse critique de la pratique de l’hydrofracturation: de l’information de base sur le procédé, les bénéfices et les dangers potentiels, un cadre d’analyse de la dimension médiatique du débat, ainsi que les outils pédagogiques nécessaires à l’utilisation dans une classe du secondaire.
Comment fonctionne l’hydrofracturation?
Les combustibles fossiles représentent actuellement 81 % de la réserve mondiale d’énergie. L’hydrofracturation verticale (qui consiste à pomper un liquide dans un puits de pétrole ou de gaz existant) est pratiquée depuis les années 1940, alors que la technique horizontale s’est répandue pendant les années 1990. Cette dernière implique de forer verticalement vers une formation rocheuse contenant du gaz avant de courber le puits pour forer horizontalement dans la formation rocheuse. Le forage horizontal “coûte en fait 80 % plus cher que le forage vertical, mais l’efficacité est augmentée de 400 %”, alors la technique est devenue une aubaine pour les pétrolières.
L’hydrofracturation permet dorénavant d’extraire du gaz naturel d’une couche de roche plus dure, ce qui donne accès à des sources non traditionnelles emprisonnées dans ces formations rocheuses, telles que le gaz de schiste, le méthane houiller et le gaz de réservoir. Des millions de litres d’eau et des milliers de litres de produits chimiques sont injectés à haute pression dans le sol afin de créer des fissures dans la roche, ce qui permet aux gaz de remonter dans le puits.
On trouve sur Internet quantité de vidéos qui permettent de voir les étapes de base de l’hydrofracturation, ou d’en savoir davantage sur les détails plus complexes et délicats du procédé. L’enseignant devrait connaître la source du matériel choisi, comme lors de la sélection de tout matériel servant dans la classe. Par exemple, les deux vidéos suggérées (en anglais) dans la section des outils pédagogiques à la fin de cet article présentent un contenu similaire pour montrer les étapes du procédé, mais elles sont différentes quant à l’approche et la présentation des bénéfices et des dangers associés à l’hydrofracturation.
Après le visionnement des vidéos choisies, les étapes nécessaires à l’hydrofracturation peuvent être suivies par les élèves à l’aide du diagramme qui se trouve à droite.
Les arguments pour et contre l’hydrofracturation
L’hydrofracturation a des conséquences significatives, que l’on appuie la technique ou qu’on s’y oppose. Les entreprises soutiennent par exemple qu’elle permet la constitution de plus grandes réserves d’énergie, l’offre d’emplois spécialisés, l’augmentation des revenus pour le gouvernement, et l’obtention de bas prix pour l’énergie et d’un carburant transitoire propre alors que le monde s’oriente vers des sources d’énergies renouvelables et moins dommageables. Inversement, les risques associés à l’hydrofracturation incluent une augmentation des émissions de gaz à effet de serre, des dommages à l’environnement, la pollution et le gaspillage d’eau, et une atteinte aux droits des peuples autochtones. Les positions sont clairement inconciliables : les défenseurs de l’hydrofracturation prétendent que “les eaux usées issues du procédé peuvent être traitées ou rejetées sécuritairement; leurs adversaires avancent quant à eux qu’une fuite, que les accidents industriels ou que les réductions des coûts rendent la contamination inévitable.”
Une pléthore de matériel émanant des deux camps est accessible en ligne. Visitez ProCon.org pour en voir des exemples.
Une opposition plus féroce soutient que l’hydrofracturation est utilisée comme moyen de renforcer une économie à la croissance chancelante, principale cause de nos malheurs sociaux et environnementaux.
Il y a certainement une part de vérité dans l’argumentaire de chaque camp. Cependant, on voit souvent des “zones floues” dans les débats semant la controverse. Des données peuvent être présentées pour soutenir diverses opinions à l’intérieur du spectre, de la perspective des gens d’affaires pour qui l’hydrofracturation n’est qu’un secteur parmi d’autres à celle des écologistes, aux yeux de qui l’interdiction totale est la seule option défendable. Le défi de l’enseignant est alors de faciliter un processus d’apprentissage dans lequel les élèves peuvent évaluer et critiquer les meilleurs renseignements accessibles afin de prendre une décision appuyée sur des faits quant à l’opportunité du recours à l’hydrofracturation.
L’hydrofracturation en classe
Recueillir l’information
Divisez les élèves en cinq groupes, chaque groupe explorant un des aspects/impacts suivants de l’hydrofracturation avant d’en faire le résumé à la classe. (La structure de cette activité s’arrime à une série d’articles du New York Times [voir le lien dans les Notes] qui présente de l’information détaillée sur les enjeux liés au gaz naturel.)
- Économie: Identifiez les avantages économiques, dont les emplois et les revenus pour le gouvernement, ainsi que la participation des entreprises locales.
- Sol: Expliquez les impacts de l’hydrofracturation sur le paysage, dont les oléoducs et les va-et-vient de gros véhicules dans la collectivité. Essayez de voir si le gouvernement peut ou non réguler la pratique de l’hydrofracturation dans la ville.
- Eau: Présentez la quantité d’eau nécessaire à l’hydrofracturation, l’origine de cette eau, et comparez le volume d’eau à celui requis pour d’autres utilisations. Expliquez aussi les mesures à prendre pour éviter la contamination de l’eau potable.
- Déchets: Identifiez les types de déchets produits par l’hydrofracturation, dont les matériaux radioactifs, le procédé qui produit les déchets, la façon dont ces déchets sont traités et peuvent être recyclés. Expliquez les exigences de divulgation des produits chimiques utilisés pour l’hydrofracturation.
- Air: Étudiez la manière dont l’utilisation du gaz naturel affecte la qualité de l’air, en incluant les gaz à effet de serre et les problèmes de santé.
Comprendre la controverse
L’ouvrage How to Teach Controversial Issues de Pat Clarke présente une approche des sujets controversés en quatre étapes. Sa stratégie de « démystification » peut s’appliquer à la discussion portant sur l’hydrofracturation.
- Quel est l’objet de la controverse?
Pour identifier la nature de la controverse, les élèves doivent déterminer si le problème est causé par un conflit de valeurs (Est-ce que l’hydrofracturation est un moyen acceptable d’accéder aux combustibles fossiles?), par la manipulation de l’information (Est-ce qu’il y a des “faits” contestés sur les impacts de l’hydrofracturation?), ou par l’incompréhension des concepts en cause (La controverse est-elle une question de définition?). Les élèves concluront probablement que la controverse entourant l’hydrofracturation est causée par un conflit de valeurs ou par la manipulation de l’information, bien que le degré d’importance puisse varier.
- Quels sont les arguments?
Pour déterminer exactement les arguments utilisés et savoir s’ils tiennent la route, les élèves devraient se demander si les conclusions présentées dans l’argumentaire sont raisonnables relativement à l’information à laquelle on a accès. Le débat sur l’hydrofracturation carbure aux affirmations contestables. Le défi des élèves sera de décortiquer les assertions concurrentes en fonction de l’information accessible et du degré de pertinence des conclusions respectives. L’application des deux critères, que la position soit morale (comment cela va-t-il affecter la collectivité) ou intéressée (comment cela va-t-il m’affecter ou affecter mon groupe), devrait être révélatrice.
- Quelles sont les présomptions?
Pour valider une position, les élèves devront examiner les présomptions derrière l’argument, ainsi que la “voix” exprimant la position. Y a-t-il des intérêts particuliers en cause? Les défenseurs du pour et du contre sont-ils en position de recevoir des bénéfices financiers ou autres, selon l’issue du débat?
- Comment les arguments sont-ils manipulés?
Pour juger de la qualité des arguments, les élèves doivent déterminer la manière dont l’argument est manipulé, et s’il semble être appuyé par des données ou falsifié pour appuyer la position. Étant donné l’intérêt dont elle fait actuellement l’objet, l’hydrofracturation offre une multitude d’occasions pour comprendre le rôle que jouent les médias: les élèves peuvent examiner la couverture médiatique de l’hydrofracturation, ainsi que la manière dont les médias peuvent refléter ou créer la réalité.
Après avoir analysé les arguments et examiné les présomptions, les élèves sont davantage prêts à se faire leur propre opinion sur la question.
Identifier et exprimer les points de vue
Les élèves sont divisés en groupes de trois ou quatre et reçoivent une perspective particulière à adopter et selon laquelle il leur faudra formuler une opinion sur l’hydrofracturation:
- Le propriétaire d’un champ identifié comme ayant du potentiel en matière d’hydrofracturation
- Le maire de la ville, qui entrevoir les revenus des redevances
- Un cadre travaillant dans l’industrie pétrolière
- Un travailleur de plate-forme de forage sans emploi
- Un défenseur de l’environnement
- Un parent de deux jeunes enfants
- Le chef d’une Première Nation occupant une réserve à proximité
- Une personne retraitée vivant dans une habitation à loyer modique
Un élève de chaque groupe partage alors l’opinion sur l’hydrofracturation du groupe à la classe, selon la manière dont réagirait leur personnage.
Débattons de la question… à la manière citoyenne!
Mise en situation: une récente série de tests a confirmé la présence d’une réserve significative de gaz naturel sur le territoire de la ville, réserve qui pourrait être exploitée grâce à l’hydrofracturation. Les bénéfices potentiels ainsi que les risques associés ont été le sujet animant toutes les conversations dans la ville depuis plusieurs semaines. Le conseil municipal, lui-même divisé sur la question, a prévu un “débat citoyen » afin que les résidents qui ont des préoccupations puissent entendre les différentes opinions et aider le conseil à prendre une décision. La motion qui fait l’objet de discussions stipule que « l’hydrofracturation doit être bannie à ______________ (notre collectivité).”
Pour se préparer au débat citoyen
- On peut demander aux élèves-citoyens de prendre part à un vote secret pour indiquer s’ils appuient la motion ou s’ils s’y opposent, et ce, avant le débat. Sont-ils en faveur de l’interdiction ou non? L’enseignant note les résultats du vote.
- La classe est ensuite divisée en deux, les pour et les contre. Les élèves trouvent alors des personnes pour défendre leur position respective. Chaque “côté” se choisit deux ou trois représentants qui participeront au débat.
- Pour assurer le bon fonctionnement du débat et pour que chacun puisse s’exprimer, un modérateur devrait l’animer. L’enseignant peut assumer ce rôle ou désigner un élève. Le modérateur va:
- demander aux participants au débat de lui fournir leurs questions aux préalable en leur indiquant une manière claire de procéder;
- établir la limite de temps pour les réponses, en prévoyant assez de temps pour que chaque question soit posée;
- recevoir les questions de chaque représentant au moins deux ou trois semaines avant le débat et les examiner;
- discuter du déroulement du débat avec les participants, présenter les questions et les sujets qui seront et ne seront pas débattus;
- fournir aux représentants la liste des questions prédéterminées qu’il leur posera lui-même, et leur indiquer que d’autres questions seront posées par l’auditoire;
- faire en sorte que toutes les questions prédéterminées ont été posées avant de prendre les questions de l’auditoire, et ce, afin d’éviter les digressions et de voir à ce que toutes les questions et les sujets importants soient abordés.
À la fin du débat, la classe vote à nouveau pour ou contre l’interdiction de l’hydrofracturation. Une comparaison des résultats des votes (avant et après le débat) indiquera à quel point l’opinion publique sur la question est susceptible d’avoir changé.
De la connaissance à l’action
Le développement rapide de sources non traditionnelles de pétrole et de gaz continue de semer la controverse et d’attirer l’attention des médias, particulièrement au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni.
Comme le disait le philosophe néo-confucéen Wang Yang-Ming, “Savoir et ne rien faire n’est pas savoir.” En en apprenant plus sur l’hydrofracturation et sur les avantages et les inconvénients s’y rattachant, les élèves peuvent être incités à agir et à s’engager dans le processus visant à promouvoir la prise de décision éclairée dans leur collectivité. Qui sait jusqu’où cela pourrait les mener? Faire une recherche plus poussée, se joindre à un groupe environnemental ou même exercer de la pression sur les politiciens! Selon les caractéristiques de la classe (comme l’intérêt des élèves, le lien avec le programme scolaire et le temps disponible), la question de l’hydrofracturation pourrait être examinée de manière beaucoup plus approfondie. Voici quelques aspects à explorer dans cette optique: le déni des changements climatiques, la paix, le développement, les droits de la personne, la réduction des risques de désastres environnementaux et la dimension genrée de la question.
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Bibliographie
Fracking explained: opportunity or danger (vidéo)
http://frackingresource.org/2013/08/05/fracking-animation/ source consultée le 29 juillet 2014
Animation of hydraulic fracturing (video) www.youtube.com/watch?v=VY34PQUiwOQ source consultée le 29 juillet 2014
Un débat entre des experts peut être visionné sur le site Internet TuftsNow. http://now.tufts.edu/articles/fracking-pro-and-con/ source consultée le 31 juillet 2014
Pour une critique approfondie et qui porte à réfléchir du modèle actuel de développement économique, de la mondialisation des marchés et de la consommation effrénée, lisez l’ouvrage de David Selby Go, Go, Go, Said the Bird: Sustainability-related Education in Interesting Times dans Fumiyo Kagawa & David Selby, Education and Climate Change:Living and Learning in Interesting Times, Routledge, New York, 2010, pp. 35-54.
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Notes
- http://thechronicleherald.ca/business/1166304-fracking-for-and-against/ source consultée le 31 juillet 2014.
- Peduzzi, P. and Harding Rohr Reis, R., Gas fracking: can we safely squeeze the rocks?, Environmental Development, 2013, vol. 6, p. 86.
- Chivers, D. Fracking: the gathering storm, New Internationalist, December 2013, p. 3.
- http://myoildrilling.info/horizontal-oil-drilling/ source consultée le 31 juillet 2014.
- www.canadians.org/frackfacts source consultée le 31 juillet 2014.
- Bozzo, A., Fracking called both a savior and a scourge, NBC News Business, 21 juin 2012.
- http://alternativeenergy.procon.org/view.answers.php?questionID=001732 source consultée le 31 juillet 2014.
- www.nytimes.com/interactive/us/DRILLING_DOWN_SERIES.html source consultée le 4 septembre 2014.
- Clarke, P., Teaching controversial issues: a four-step classroom strategy for clear thinking on controversial issues,
Green Teacher, 21 juin 2013. http://profsverts.com/teaching-controversial-issues/ source consultée le 31 juillet 2014.
- Rowson, J., A new agenda on climate change: facing up to stealth denial and winding down on fossil fuels, December 2013, p. 3 www.thersa.org/__data/assets/pdf_file/0004/1536844/RSA_climate_change_report_03_14.pdf source consultée le 31 juillet 2014.
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Image (p. 13 of original article) The Fracking Process : Le procédé d’hydraufracturation
Water in : Entrée d’eau
Well : Puits
Water Table : Nappe phréatique
Water Aquifer : Aquifère
Shale : Schiste
Fissure: Fissures
Hydraulic Fracturing : Fracturation hydraulique
Gas and wastewater out : Sortie de l’eau usée et des gaz
Gas to market : Gaz au marché
Gas flow : Flux de gaz
Sand and Chemicals : Sable et produits chimiques
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Bert Tulk est directeur de Sustainability Frontiers (www.sustainabilityfrontiers.org), un organisme international sans but lucratif, dont les bureaux se trouvent au Canada et au Royaume-Uni. Affecté au bureau de Halifax, en Nouvelle-Écosse, il est directeur et président-directeur général à Commission de l’enseignement spécial des provinces de l’Atlantique (CESPA/APSEA) depuis 2005.
Jérôme LeBel est étudiant de troisième année au baccalauréat en traduction professionnelle à l’Université de Sherbrooke. Amoureux de l’activité physique et du plein-air, il se dédie à la traduction dans les domaines du sport et de l’environnement.
Ce qui précède est une traduction de « Fracking: Unlocking the Great Debate » qui a été publié en Green Teacher 104, Automne 2014.
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