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Première personne du singulier

Par Lauren G. McClanahan

Traduction par Marie-Pier Berthiaux

“Les histoires, leur abondance, mais également leur pénurie, nous mettent en contact avec le monde et définissent notre relation avec tout ce qui existe.” – Christina Baldwin

Lorsque je jette un regard à mes classes, à mes étudiants qui travaillent tous dans l’objectif d’obtenir leur brevet d’enseignement, je vois des visages tous différents les uns des autres. Ces étudiants proviennent de diverses couches de la société et n’en sont pas au même point dans leur parcours scolaire ou professionnel. Ils ont aussi des visions différentes en ce qui concerne l’enseignement à leurs futurs élèves du primaire ou du secondaire. Toutefois, ils ont un trait commun: ils proviennent de la même région. La plupart d’entre eux viennent de l’ouest de l’État de Washington, de municipalités situées le long du corridor bordant l’Interstate-5. Suivez l’autoroute vers le nord, et en moins de 15 minutes, vous voilà au Canada. Ou quelques heures vers le sud, puis vous arrivez en Oregon. Mes étudiants ne s’arrêtent pas à penser aux changements climatiques au quotidien. Théoriquement, cette problématique leur importe, c’est certain. Plusieurs d’entre eux se proclament “verts”. Ils recyclent, utilisent des ampoules fluocompactes et achètent des produits locaux lorsque c’est possible. Mais les changements d’envergure (soit les changements catastrophiques qui affectent les régions arctiques), mes étudiants ne les voient tout simplement pas. L’ouest de l’État de Washington se sent encore très peu concerné par les zones en danger dont il est question à la télévision ou dans les revues. Beaucoup moins concerné, en tout cas, qu’on ne l’est dans certaines régions rurales de l’Alaska.

Kwigillingok, ou “Kwig”, est un petit village de pêcheurs yupik situé sur la côte de la mer de Béring, dans l’ouest de l’Alaska. Sa population d’environ 400 habitants dépend d’une économie de subsistance, comme ses ancêtres depuis des milliers d’années. La pêche, la chasse ainsi que la confection et la vente de produits artisanaux sont des activités qui font partie intégrante de la vie des habitants, comme ce fut le cas pour leurs ancêtres, et ce, depuis des siècles. Toutefois, ces derniers temps, cette économie de subsistance est menacée par un réchauffement climatique de plus en plus alarmant. Le plus grand défi auquel les habitants de Kwig doivent faire face est la fonte du pergélisol, cette couche du sol située juste sous la surface de la Terre et qui reste gelée à l’année. Récemment, le pergélisol a commencé à fondre, ce qui a engendré des changements importants. Par exemple, la plupart des maisons et des autres bâtiments du village ont commencé à s’enfoncer et à pencher d’un côté selon les mouvements du pergélisol sur lequel ils sont construits. En plus des maisons qui s’enfoncent, de nouvelles espèces de plantes envahissantes prennent racine, situation qui, à son tour, change lentement les habitudes migratoires de gros gibiers comme le bœuf musqué. La pêche a également été affectée par le réchauffement climatique, et les camps de pêche ont dû être relocalisés en raison de la migration du poisson. Ce ne sont pas là de petits changements, mais bien de grandes transformations observées, ressenties et vécues quotidiennement par les gens du nord du Canada et de l’Alaska, dont les jeunes de Kwig. Les élèves ont une histoire percutante à raconter, et les enseignants en devenir de ma classe de littératie voulaient l’entendre.

Il y a plusieurs années, une de mes anciennes étudiantes est allée enseigner dans le Lower Kuskokwim School District, situé dans la partie rurale du sud-ouest de l’Alaska. C’est en l’écoutant me raconter à quel point elle et ses élèves étaient isolés et comme il était difficile de motiver ces derniers à écrire que j’ai soudain eu une idée. Et si elle n’était pas la seule à lire les textes de ses élèves? Et si mes étudiants en enseignement se jumelaient à ses élèves de tous les niveaux pour échanger sur leurs histoires respectives, leurs pensées et leurs opinions par écrit? Cette idée pourrait-elle motiver ses élèves à se soucier davantage de leur écriture? Pourrait-elle apprendre à mes étudiants à réagir aux travaux de rédaction des élèves? Cette situation serait avantageuse pour tous.

Après quelques faux départs (et beaucoup de problèmes d’organisation), mes étudiants et ses élèves se sont mis à s’écrire régulièrement. Les élèves en Alaska ont eu droit à un public plus vaste qu’à l’habitude. Quant à mes étudiants, ils ont appris à réagir de façon appropriée aux textes de “vrais” élèves (contrairement aux études de cas que nous avions vues dans notre manuel), en utilisant des grilles de correction et leur bon jugement. Un sujet qui revenait souvent dans les textes des élèves d’Alaska était la manière dont les changements climatiques commençaient à affecter leur mode de vie. Ils faisaient également état de la fonte du pergélisol et de l’apparition d’espèces de plantes invasives, car ils voulaient que les futurs enseignants d’ici partagent ces réalités avec leurs futurs élèves, dans l’espoir que certaines mesures puissent être prises pour contrer les changements. Un étudiant de ma classe a eu l’idée de réaliser un court métrage pour partager cette histoire, ce qui a emballé les élèves de Kwig. Ceux-ci voulaient que tous sachent que les changements climatiques sont bien réels, qu’ils ont un visage et un nom, d’où le projet First Person Singular (littéralement : première personne du singulier). Ce dernier conjugue voix des jeunes et authenticité pour sensibiliser ceux d’entre nous qui n’ont pas à soutenir leur maison à l’aide de sacs de sable ou qui ne vivent pas de pénurie de nourriture parce que les poissons ont déserté les rivières.

Le projet First Person Singular : où littératie et pragmatisme se rencontrent

L’authenticité. Malheureusement, peu de rédactions faites dans les écoles secondaires peuvent s’en réclamer. Habituellement, les sujets sont choisis d’avance, et il va de soi que l’enseignant est le seul à lire les travaux. Il est rare que les textes des élèves soient écrits dans un but précis, qu’ils remettent en question les suppositions du lecteur ou qu’ils soient destinés à un grand public (un public qui serait en mesure d’agir). Ainsi, c’est ce que j’avais en tête lorsque j’ai demandé aux élèves de Kwig s’ils étaient intéressés à documenter les effets que les changements climatiques ont sur leur village. Puisque ce projet impliquait de travailler en dehors des heures de cours, seulement trois élèves ont voulu y participer, mais ce sont eux qui ont amené les pistes de réflexion suivantes: “Qu’est-ce qui vaut la peine d’être préservé à Kwig?” et “Qu’est-ce qui nous effraie le plus à propos des changements climatiques?”. Ce sont également eux qui ont présenté les manifestations des changements climatiques dans leur village et qui ont eu l’idée d’une tribune pour partager leur message avec les étudiants de ma classe de littératie à Bellingham (en combinant les images et les mots dans le film). Qu’on demande aux élèves de nous donner leur point de vue au “je” sur ce qui se produit dans l’environnement en ce moment était, pour eux, une chance inouïe d’être entendus.

Pour aider à la réalisation de ce projet, j’ai fait le voyage jusqu’à cette école pour passer quelques jours avec ces jeunes dans leur milieu. Avant de partir, j’ai demandé aux élèves de l’école secondaire de Kwig de photographier toutes les marques laissées par les changements climatiques qu’ils pouvaient trouver. Le hasard faisant bien les choses, un de mes étudiants était à l’école de Kwigillingok pour son stage et m’a aidée à coordonner le projet. Quand je suis arrivée au village, je me suis entretenue individuellement avec chaque jeune pour discuter des photos qu’il avait prises. Utiliser les photos prises par les élèves comme point de départ à notre conversation s’est avéré être une stratégie bénéfique. Je m’inquiétais que la discussion ne devienne trop abstraite, voire inconfortable, puisqu’ils ne me connaissaient pas et que le village n’avait pas l’habitude d’accueillir des gens de l’extérieur. En nous concentrant sur les photos, nous avons pu nous entretenir sur ce qui était vraiment important pour eux. Après tout, nous parlions de leurs photos à eux montrant des manifestations des changements climatiques survenues dans leur propre village.

Après que les élèves m’eurent parlé de leurs photographies, je leur ai demandé de choisir leur préférée et d’écrire pourquoi elle représentait le meilleur choix pour illustrer les effets des changements climatiques. Puisque nous venions de discuter de ces photos, l’écriture n’a pas été trop difficile. Je leur ai ensuite demandé de lire leurs paragraphes (ou une partie de ceux-ci) et de s’enregistrer au moyen d’un enregistreur vocal numérique pour que nous puissions incorporer leurs voix à notre produit final, un court métrage que nous avons monté sur l’ordinateur. Un des jeunes nous a même proposé de jouer du piano pour que notre film ait une bande sonore.

Un élève a choisi une photographie sur laquelle on voit un bâtiment penché et nous l’a décrite de cette manière:

Le monde est en train de changer. Il fait de plus en plus chaud. La glace fond partout, même sous la terre. Les collines, les maisons et les autres bâtiments s’affaissent à cause de la fonte du pergélisol. Le pergélisol est une couche sous le sol où tout est gelé. Elle fond, puis regèle au cours de l’année, mais dernièrement, elle fond plus qu’elle ne gèle. Si nous ne faisons pas quelque chose, nous pourrions perdre cette magnifique terre que nous habitons depuis des centaines d’années, et ce, à jamais.  

Il a ensuite écrit ce même paragraphe dans sa langue maternelle, le yupik, et lu les deux à voix haute. Une autre élève a photographié des mouettes qui étaient restées dans le nord plus tard dans la saison qu’à l’habitude. Elle a expliqué que “ … c’est inhabituel pour elles d’être encore ici, ce qui laisse croire que [le sol] n’est pas aussi froid qu’il en a l’air.”

Une fois leurs paragraphes et leurs voix enregistrés, les élèves ont écrit sur plusieurs sujets de réflexion qu’ils avaient eux-mêmes choisis, dont “Qu’est-ce qui vaut la peine d’être préservé à Kwig?”. Un élève a répondu:

Nous n’avons pas beaucoup d’argent. Nous devons rester près de l’océan pour pêcher. Nous ne voulons pas avoir à déménager toujours plus loin année après année. Nous ne pouvons pas partir, mais nous ne pouvons pas rester non plus.

Ces réponses ont aussi été incorporées au court métrage; elles apparaissent sous forme de texte surperposé sur leurs photos. Quand on leur a demandé quel message ils voulaient envoyer aux étudiants en enseignement de l’État de Washington, un élève a répondu:

Il faut que vous sachiez que ce que vous faites chez vous a un grand effet sur nous ici. Comprenez que nous sommes tous dans la même galère. Les changements climatiques n’affectent pas seulement les ours polaires. Ils affectent aussi les gens.

La dernière étape de notre projet consistait à rassembler les photos, les textes et les voix dans un très court iMovie, dont les étudiants ont contribué à planifier les séquences. Même si le film ne dure que quatre minutes et demie, ce dernier a transmis un message percutant aux futurs enseignants. Après avoir visionné le film, un de mes étudiants a écrit:

Maintenant que j’ai pris conscience de ce qui se passe, maintenant que j’ai vu le visage de ces enfants et entendu leur histoire, je ne peux pas faire comme si de rien n’était. Je dois maintenant voir ce que je peux faire de concret, que ce soit dans ma classe ou dans ma vie de tous les jours.

Les conséquences

Comme mes étudiants en enseignement et moi-même l’avons appris au cours de ce projet, la voix des élèves est puissante. De belles choses tendent à se produire lorsque les élèves peuvent prendre leur apprentissage en main et mettre en pratique leurs connaissances. Les élèves du secondaire engagés dans ce projet ont pris conscience qu’ils avaient des choses importantes à dire à un public réceptif et respectueux de ses idées. Mes étudiants ont appris que les enseignants ne détenaient pas la vérité absolue et qu’ils devaient parfois laisser la place aux connaissances de leurs élèves. Cette idée de renoncement au pouvoir dans la salle de classe peut être intimidante pour un enseignant débutant, mais il s’agit d’une leçon importante, surtout si on souhaite encourager les élèves à faire preuve de curiosité et d’engagement. Comme l’a montré cet échange entre deux classes provenant de collectivités différentes, il est beaucoup plus stimulant pour les élèves d’apprendre les choses directement d’autres élèves qui vivent aussi près du sujet à l’étude. Mais c’est l’environnement qui peut bénéficier le plus d’un projet comme celui-là, car plus nous possédons d’information sur le sujet, plus nous sommes conscients d’une problématique, moins nous pouvons rester les bras croisés et prétendre que nous n’avions rien remarqué.

L’apprentissage axé sur les lieux, qui est loin d’être un nouveau concept, se prête particulièrement bien à faire intervenir la voix et les histoires des élèves. Ayant pour but l’apprentissage à partir de phénomènes locaux et des expériences de vie des élèves, ce concept d’apprentissage s’adapte facilement pour convenir à différents programmes d’études. Dans ce cas particulier, les changements climatiques se révélaient être un sujet qui favorisait l’exploration, étant donné nos liens avec les élèves du Grand Nord. Des projets similaires pourraient être créés pour convenir à d’autres programmes d’études. Par exemple, les étudiants pourraient mener un projet de recherche sur la contamination des bassins hydrographiques, des plages et des eaux de ruissellement. Une de mes étudiantes a dit qu’elle aimerait faire étudier à ses futurs élèves du secondaire les effets de la quantité importante de pesticides utilisée dans les exploitations agroalimentaires locales. Ce sont des sujets éminemment politiques et pertinents pour les élèves, car ce sont ces derniers qui hériteront de ces problèmes environnementaux…

Toute étude portant sur les régions éloignées peut être enrichie par la voix de ceux qui y vivent. Et se rendre dans chacun de ces endroits n’est certainement pas obligatoire. Plusieurs écoles situées dans le Grand Nord du Canada et de l’Alaska ont accès à la technologie, donc de simples applications telles que le courriel et Skype permettent à des classes situées à l’autre bout de la ville, voire à l’autre bout du monde, de communiquer entre elles. Finalement, l’importance de ce projet réside dans les relations qui peuvent se construire à partir d’authentiques récits de vie. Plus nous apprenons des autres par leur histoire, en l’entendant de leur propre voix, plus nous sommes portés à nous trouver des points communs avec eux. Comme nous l’a exprimé Corey, un des élèves de Kwig: “Tout ce que vous faites chez vous a des conséquences directes sur ce qui nous arrive ici.” C’était un message percutant à entendre pour mes étudiants, qui leur a fait comprendre que nous sommes tous liés les uns aux autres. Ils prévoient maintenant réaliser des projets similaires dans leurs propres classes: mettre des visages humains sur les problèmes qui peuvent autrement sembler trop lointains pour qu’on leur accorde de l’importance.

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Lauren G. McClanahan est professeure agrégée de didactique du secondaire au Woodring College of Education de la Western Washington University de Bellingham, dans l’État de Washington.

Marie-Pier Berthiaux est étudiante au baccalauréat en traduction professionnelle à l’Université de Sherbrooke. Elle traduit de l’anglais vers le français.

 Ce qui précède est une traduction de « First Person Singular: Documenting Climate Change » qui a été publié en Green Teacher 88, Printemps 2010.

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