Skip to content

L’éducation dans une perspective planétaire

Par Graham Pike

Traduction par Lucie-Ann Laberge

Malgré des divergences sur le plan de la didactique et des valeurs à transmettre, des enseignants nord-américains mettent en pratique l’éducation dans une perspective planétaire (ÉPP) pour sensibiliser leurs élèves aux interrelations qui font de nous tous des citoyens du monde.

Il y a quelques années, alors que je m’entretenais avec des enseignants à Terre-Neuve, j’ai été marqué par une anecdote qui avait profondément transformé la vision du monde de l’un d’eux lorsqu’il était plus jeune. En 1969, il enseignait sur une île isolée au large des côtes du Labrador, où les journaux n’arrivaient que tous les dix jours, par avion, lorsque les conditions météorologiques le permettaient.

Je me rappelle que j’étais assis sur un tas de bois et que je parlais avec l’un des plus vieux garçons de la famille où j’habitais en pension. C’était une belle soirée, et la lune était pleine. J’ai dit : « Tu sais, des hommes marchent sur la Lune en ce moment. » Il n’en fallut pas plus pour qu’on se moque de moi. Dans leur petite communauté qui ne pouvait concevoir l’existence de réfrigérateurs ou d’aspirateurs, pareil exploit paraissait absolument impossible.

Cette histoire m’apparaît comme une puissante allégorie de la mentalité des humains d’aujourd’hui. Maintenant que plusieurs décennies se sont écoulées depuis que l’Homme s’est posé sur la Lune la première fois, nous sommes devenus presque blasés à l’égard de telles prouesses technologiques. Grâce aux magnifiques images obtenues par l’exploration spatiale, nous avons aussi pu confirmer la vision de nos ancêtres qui clamaient la beauté, la fragilité et la splendeur de la Terre. Or, même si l’imprudence inhérente à l’activité humaine telle qu’elle se déploie à l’heure actuelle est abondamment prouvée par la science, nous continuons d’épuiser les richesses naturelles de notre planète et d’y enfouir, en toute conscience, nos déchets toxiques. Sur le plan cognitif, nous agissons comme si nous habitions un endroit éloigné : isolés des réalités quotidiennes du monde qui nous entoure, incrédules quant à ce qui pourrait déranger notre routine confortable et moqueurs à propos des personnes dont la vision est plus éclairée que la nôtre.

Cette « mentalité insulaire », selon Ivan Head (1994), nous rend tous extrêmement vulnérables dans le contexte actuel de grande proximité entre les nations. Alors que nous sommes tous les jours exposés au caractère systémique du monde contemporain, sur les plans économique, écologique, politique et culturel, les télécommunications rendent l’interdépendance à l’échelle planétaire encore plus difficile à nier. Il n’y a qu’à observer les effets des brusques fluctuations des marchés boursiers mondiaux, qui font rebondir les prix dans toutes les grandes places financières du monde, pour constater à quel point le sort de pays distincts est interrelié. Il semble que la leçon la plus importante que nous puissions tirer en cette ère de l’information est que la sagesse et les connaissances ne croissent pas toujours au même rythme. Or, contrairement aux élèves insulaires du Labrador de jadis, ce n’est pas notre accès à l’information qui fait défaut, mais bien notre compréhension de certains concepts. Nous savons que les gaz à effet de serre peuvent engendrer des conséquences catastrophiques, mais nos gouvernements (et nous non plus, par le fait même) n’arrivent toujours pas à réglementer efficacement les émissions; nous savons éradiquer la plupart des maladies infantiles, mais nous laissons mourir des millions d’enfants chaque année dans les pays en voie de développement; nous connaissons les effets dévastateurs d’une pauvreté endémique, mais nous acceptons qu’il y ait toujours plus de sans-abris et de miséreux dans nos villes. Nous pouvons, bien sûr, trouver quantité d’arguments convaincants pour expliquer pourquoi ces situations perdurent, mais agir ainsi ne fait que prouver encore une fois l’ampleur de notre insularité. Nous tentons de nous rassurer en nous détachant de la réalité.

L’ÉPP propose une vision actualisée de l’enseignement qui tire sa force de l’importance capitale accordée à l’intégration, à la synthèse et à la reconnaissance des rapports entre les phénomènes, et à la représentation de la planète comme un tout organique. Elle se fonde sur notre compréhension la plus actuelle de la nature du monde moderne, selon les découvertes de la physique quantique : un monde défini par l’interrelation entre les espèces, les produits, les idées et l’information, qui n’est plus perçu comme la somme de peuples et de territoires distincts, mais bien comme un système dynamique et interactif où les choix, les évènements et les tendances qui se produisent dans une partie d’un système peuvent avoir des répercussions immédiates ou à long terme sur le bien-être des personnes et de leur environnement à une multitude d’autres endroits dans ce système. Par l’ÉPP, les enseignants et les élèves en viennent à adopter une vision plus englobante, à se percevoir comme des citoyens du monde, avec toutes les joies et les responsabilités que cela implique, mais aussi comme des membres à part entière de leurs collectivités et pays respectifs. Ils sont amenés à comprendre les problèmes cruciaux auxquels fait face le monde d’aujourd’hui (la dégradation de l’environnement, la pauvreté, la violation des droits, la violence), à proposer des solutions créatives, à réfléchir de façon constructive sur l’avenir et sur le rôle qu’ils joueront pour bâtir celui-ci, et à apprendre des erreurs passées.

Il ne s’agit toutefois pas d’une panacée : adopter l’ÉPP à grande échelle ne garantit pas que les collectivités en deviendront plus sages et empreintes de compassion. L’histoire nous apprend que ce serait là beaucoup attendre de l’appareil scolaire. Après tout, bon nombre des crimes les plus monstrueux de l’humanité ont été perpétrés par des personnes très scolarisées. Par contre, l’ÉPP pourrait faire contrepoids à la pensée mécanique qui a profondément influencé l’industrialisation du monde au cours des deux cents dernières années. Elle viendrait constituer le chaînon qui manque à notre raisonnement, malgré nos fortes compétences en logique et en déduction : la capacité à comprendre rapidement les rapports et les relations entre différents phénomènes à travers le temps et l’espace. Une telle compétence nous conférerait une conscience aigüe des conséquences futures de nos actes, comme le fait que nous dépassions de plus du tiers la capacité limite que la nature peut régénérer, ou le fait que la population de l’Amérique du Nord mine la qualité de vie des autres êtres humains et des autres espèces en consommant trois fois plus de ressources et de fonctions écologiques que la moyenne mondiale – par ailleurs déjà inquiétante (Wackernagel et coll., 1997). Bref, nous serions mieux outillés pour analyser la sagesse de la voie que nous empruntons, qui jusqu’à maintenant s’est montrée glorieusement efficace pour sonder la surface de Mars, mais tristement inefficace pour prendre soin de la vie sur notre propre planète. Reste à savoir si nous pourrions ainsi générer des changements d’attitudes et de comportements qui mèneraient à des modes de vie plus équilibrés, plus respectueux de l’environnement et empreints de compassion, mais, même dans l’incertitude, l’effort en vaut certainement la peine.

 

L’ÉPP, concrètement

Selon G. K. Chesterton, « penser signifie lier des idées, et on arrête de penser quand on ne peut plus faire de liens ». Heureusement, même si certains groupes influents s’évertuent à soutenir que le savoir se mesure par la somme de ses fragments, beaucoup d’enseignants nord-américains au jugement éclairé arrivent toujours à penser. L’ÉPP est de plus en plus reconnue et, dans certains cas, intégrée dans les énoncés de politique des écoles et des conseils scolaires. Les nouveaux cours ou unités dans un grand nombre de matières et à tous les niveaux concordent de plus en plus avec les priorités de l’ÉPP. Les universités offrent des cours de formation générale et de formation continue, et il s’y rédige des mémoires de maîtrise et des thèses de doctorat sur le sujet. On peut aussi accéder à de plus en plus d’articles de revues scientifiques et spécialisées. Lors d’un sondage effectué en 1992 en Ontario auprès de 1 200 enseignants sélectionnés au hasard, les deux tiers des répondants ont affirmé qu’ils considéraient important d’intégrer une perspective planétaire à l’enseignement et 40 % d’entre eux ont déclaré avoir sensiblement modifié leur méthode au cours des deux années précédentes afin d’en tenir compte (Kelleher et Ball, non daté).

Au cours des trois dernières années, j’ai eu la chance de rencontrer plus d’une centaine d’adeptes de l’ÉPP au Canada et aux États-Unis : ils m’ont fait part de leurs croyances, de leur vision des choses et de leurs rêves, et j’ai pu observer leurs efforts pour former des citoyens du monde compatissants et créatifs. Le portrait d’ensemble de ces rencontres était, évidemment, empreint de diversité. L’ÉPP ne suppose pas une conception homogène de l’enseignement et de l’apprentissage, mais bien une multitude de styles qui se conjuguent. Elle ne se teinte pas d’une seule idéologie ou d’une morale particulière, et ce n’est pas non plus ce qu’elle véhicule. Elle s’exprime plutôt par de multiples facettes. En d’autres mots, on trouve au sein des enseignants qui l’adoptent la même richesse de points de vue que ce qu’eux-mêmes estiment essentiel à l’apprentissage.

Malgré les divergences, l’ÉPP regroupe bon nombre de fondements qui se retrouvent habituellement dans les salles de classe où on la pratique. L’une des plus essentielles est le concept d’interdépendance de tous les humains au sein d’un système mondial, interdépendance qui s’exprime souvent par les rapports qu’entretiennent les élèves d’un pays avec les habitants d’un autre coin de la planète et leur environnement. Pour illustrer ce phénomène, les thèmes « ouvrir le monde à nos enfants » ou « amener le monde dans nos salles de classe » sont souvent employés. Ces rapports sont aussi démontrés dans un sens plus large par un ensemble d’idées importantes, notamment : le caractère commun des attributs humains; les liens à faire entre les enjeux mondiaux actuels; les rapports étroits entre le sort des humains, des autres espèces et de leur environnement; la relation souhaitée entre l’éducation et le monde et l’introduction de matières dans le programme. Comme le résumait un enseignant, « on n’a pas à inculquer des fragments distincts, mais plutôt à faire voir les fils qui relient les gens entre eux. »

La notion de perspective est également un concept central. Elle comprend deux aspects. Le premier est la nécessité d’adopter une perspective planétaire, qui constitue un des fondements de l’ÉPP. On l’interprète habituellement comme la somme des points de vue, des idées et des renseignements qui permettent aux élèves de voir au-delà des frontières locales et nationales pour développer leurs pensées et leurs aspirations. « Enseigner à un enfant en le gardant isolé du monde revient à bafouer ses droits », me disait un enseignant. Le second aspect, intimement lié au premier, est la notion de multitude de points de vue, où l’on croit à la valeur pédagogique de prendre en considération des avis divergents sur des enjeux ou des problèmes avant de se former une opinion ou d’en arriver à une décision. Reconnaître des concepts communs à l’ÉPP ne signifie pas, bien entendu, que ceux-ci s’interprètent toujours de la même manière. Comme il sera expliqué plus loin, les différences entre les visions du monde, les idéologies et l’importance accordée à chaque aspect peuvent mener à des variations subtiles, mais non moins présentes. Par ailleurs, beaucoup d’enseignants (mais évidemment pas tous) croient que l’ÉPP poursuit un objectif allant au-delà de l’acquisition de connaissances sur le monde et qu’elle vise également le développement d’attitudes et de compétences.

L’une des caractéristiques communes à tous les adeptes de l’ÉPP est l’engagement personnel. Ces enseignants s’investissent de leur plein gré pour trouver de nouvelles voies qui demandent davantage de temps et d’effort, qui défient les conventions et les attentes, mais dont les principaux bénéfices sont fort incertains, ancrés dans le long terme et peut-être utopiques. Par surcroît, ils doivent continuer de se plier aux exigences du système scolaire et démontrer que leurs élèves répondent aux objectifs mesurables à court terme. Il n’est donc pas étonnant que les qualités suivantes soient largement reconnues comme nécessaires à quiconque veut s’engager dans cette voie : la souplesse, l’ouverture d’esprit, l’ouverture au changement, la volonté de prendre des risques, et la tolérance à l’ambiguïté et à l’incertitude. Malgré leurs différences, les adeptes de l’approche se considèrent tous comme des pédagogues pionniers : « Vous devez être prêts à vous affirmer et à innover… vous devez avoir du cran. » De plus, ils projettent la satisfaction d’avoir construit leur projet de toutes pièces : plutôt que d’attendre la prochaine réforme du gouvernement, ils ont travaillé de façon proactive à réaliser leur propre vision, à développer leurs propres idées, leurs stratégies et leur matériel pédagogique, et à adapter de façon créative les lignes directrices, les exigences et les structures qui le nécessitaient.

 

Les deux paradigmes de l’ÉPP

Au-delà des concepts et des caractéristiques communes, j’ai cru remarquer, au fil de mes rencontres avec des enseignants d’écoles, de pays et de contextes sociopolitiques variés, la présence de deux paradigmes : la compartimentation et l’approche holistique. Les enseignants et les façons de faire qu’ils préconisent ne se rangent bien sûr pas forcément dans une seule de ces catégories : on trouve dans nombre de salles de classe des variations entre ces deux pôles.

Le paradigme de la compartimentation considère surtout l’ÉPP comme un moyen d’enrichir le programme scolaire d’une perspective planétaire : incorporer des idées, des images et des expériences propres à d’autres pays et cultures à la matière d’un cours, surtout en sciences humaines. Selon un enseignant, il ne s’agit que « qu’une définition élargie de l’enseignement, afin de montrer que les mêmes choses se produisent partout dans le monde ». Le travail en classe, surtout au primaire, est basé sur l’étude de cultures ou de pays spécifiques et sur certains aspects de la vie quotidienne, comme l’habillement, la nourriture, l’habitation, la langue et la religion. Les programmes plus imaginatifs intègrent la perspective planétaire à d’autres matières. Par exemple, on apprend les mathématiques à l’aide de jeux de table d’Afrique occidentale, on explore des concepts de la physique en démontrant l’utilisation des pompes à main, ou on inculque des notions de nutrition en parlant des aliments de base consommés à un endroit donné. Il est aussi fréquent de célébrer les fêtes propres à certaines cultures ou de faire vibrer une école entière par des activités culturelles se déroulant durant une semaine ou une journée thématique. Une telle approche fonctionne par compartimentation en ce sens qu’elle sous-tend l’idée que le monde serait divisé en cultures, en pays, en espèces et en environnements distincts. Même si elles montrent et expliquent l’interrelation, ces notions sont contredites par la systématisation avec laquelle on présente le reste des concepts. Il n’est pas rare, par exemple, qu’on omette de parler de la diversité au sein des cultures et des changements constants dus à la mondialisation. De plus, cette approche ne remet pas en question la compartimentation traditionnelle des matières entre elles, ni la séparation entre le programme scolaire et les autres aspects de la scolarisation.

L’approche holistique, quant à elle, considère que l’ÉPP est bien plus qu’un simple enrichissement du programme. Elle incarne une philosophie qui cherche à faire correspondre l’enseignement à une vision contemporaine du monde, à la fois réaliste et idéaliste. Réaliste, parce que ses fondements reposent sur les théories scientifiques de pointe qui conçoivent la planète comme un système intégré, dynamique et vivant, complet dans son essence. Idéaliste, parce que l’on croit que l’école peut jouer un tout autre rôle dans la société : plutôt que de simplement refléter les valeurs culturelles et sociétales dominantes, elle peut servir de moteur pour contribuer activement au progrès de l’espèce humaine et de la planète. « C’est faire preuve de courtoisie… à l’échelle planétaire », résume un enseignant. Un autre affirme qu’il s’agit d’avoir une « vue d’ensemble, de comprendre sa place et de savoir comment changer les choses. »

À la base de ces sentiments se trouve la croyance que les décisions et les actions individuelles influent considérablement sur les changements mondiaux. Cette vision des interrelations planétaires se reflète dans l’organisation du programme scolaire. Plutôt que de proposer des projets ou des unités axés sur un seul pays ou une seule culture, on met l’accent de façon intégrée sur un thème qui permet d’explorer des enjeux mondiaux, comme l’environnement, la santé, le développement social et économique, la paix, les droits et les responsabilités. On souligne les liens entre les situations locales et les problèmes mondiaux et, parfois, la sensibilisation mène à des actions entreprises par les élèves au sein de l’école ou de la collectivité. Les enseignants adeptes de cette approche holistique considèrent que l’ÉPP n’est pas distincte des autres initiatives qui poursuivent des objectifs semblables : « Qu’on appelle ça de l’éducation dans une perspective planétaire, de l’enseignement axé sur l’environnement ou de l’apprentissage de la pensée critique, l’essentiel est que j’enseigne pour générer un changement. »

Par ailleurs, l’une des idées intégrantes du paradigme de compartimentation est de considérer sa nation comme un acteur central dans le système mondial. On utilise la culture de celle-ci, souvent de façon implicite et sans l’explorer dans sa complexité, comme point de comparaison des autres cultures. On considère donc les valeurs, les traditions et les modes de vie de sa nation comme une norme, et l’on fait souvent le choix d’adopter l’ÉPP dans le but d’assurer un avenir prospère à sa nation au sein du système mondial, en particulier sur les plans économique et politique. Les enseignants qui choisissent l’approche holistique, au contraire, ne mentionnent que rarement les besoins de leur nation. Ils envisagent davantage l’ÉPP comme étant dans l’intérêt commun de la planète et de toutes les formes de vie qu’elle abrite. Ils cherchent principalement à favoriser la croissance de chacun plutôt que celle de leur nation, sans oublier de reconnaître l’interrelation dynamique entre la santé individuelle et celle de la planète. Ils abordent rarement leur culture et leur nationalité, sauf s’il est question de l’importante contribution des minorités ethniques ou autochtones à la perspective planétaire.

Il semble que l’écart entre ces deux paradigmes repose sur des divergences notables sur le plan idéologique. On peut constater celles-ci en examinant la manière dont est abordé le concept de la différence. Les adeptes du paradigme de compartimentation, dont le programme a tendance à porter sur les ressemblances et les différences culturelles, mettent souvent l’accent sur l’harmonie et les similitudes. On souligne les aspirations et les besoins communs aux humains, et les traditions culturelles incarnées, par exemple, dans la littérature, la religion, les arts, la cuisine et les coutumes. Comme le résumait un enseignant : « La beauté de nos différences émane de nos cultures et, au-delà de ces belles différences, nous sommes tous très semblables. » En misant sur l’universalité et la similitude, les adeptes de ce paradigme peuvent éviter l’analyse critique des enjeux mondiaux et ainsi transmettre une vision idéalisée et non controversée de l’état du monde et du rôle qu’il faudrait y jouer.

Les adeptes de l’approche holistique, quant à eux, accordent davantage d’importance aux différences entre les personnes en mettant l’accent sur les enjeux sociaux et politiques, comme la richesse et la pauvreté, le pouvoir et l’oppression, la paix et les conflits, la violation des droits, l’injustice et les inégalités. En choisissant de se pencher sur les différences sociopolitiques, les adeptes de cette approche en viendront inévitablement à présenter les aspects moins reluisants des interactions entre les humains et, peut-être, à tracer un portrait global tenant compte des problèmes mondiaux. Bref, même si les adeptes des deux paradigmes affirment chercher à « comprendre les ressemblances et les différences entre les personnes », les divergences dans leur manière d’aborder cette question et de mettre en lumière différents aspects laissent entendre que ces paradigmes reposent sur des ensembles de croyances et de valeurs nettement distincts.

Ces modèles de croyances, de toute évidence différents, se reflètent dans les points de vue par rapport au rôle que joue l’ÉPP dans le changement social. Dans le paradigme de compartimentation, l’utilité de l’ÉPP est principalement fondée sur la croyance que d’acquérir une meilleure compréhension des personnes de différentes cultures et d’entrer en contact avec elles permettrait de favoriser la tolérance et le respect, ce qui serait profitable à tous. Les adeptes de l’approche’holistique se montrent plus critiques par rapport au statu quo  : ils croient que des changements s’imposent, non seulement sur le plan de la conscience et de la compréhension humaine, mais aussi dans les structures sociales et politiques actuelles, y compris celles mises en place par la population et le gouvernement de leur propre pays. L’importance accordée à la croissance de chacun correspond bien à cette vision du changement : le rôle des enseignants est alors de sensibiliser les élèves aux problèmes et aux enjeux, certes, mais également de favoriser chez eux le développement d’aptitudes axées sur l’action et d’encourager leur participation aux changements sociaux et planétaires.

 

Ce que réserve l’avenir

A priori, on pourrait affirmer que le choix de paradigme n’a pas d’importance : toute tentative d’intégrer une perspective planétaire à l’enseignement devrait être accueillie à bras ouverts, puisqu’elle prépare les élèves à participer de façon constructive aux systèmes mondiaux, qui évoluent rapidement. On n’a qu’à observer les diverses réformes qu’a connues le monde de l’éducation pour remarquer que les changements ne peuvent s’appliquer du jour au lendemain. En d’autres mots, même lorsque l’ÉPP est adoptée selon sa plus simple expression, (par exemple, par la comparaison des données de son pays avec celles d’autres pays dans une leçon de sciences humaines) elle peut représenter un grand progrès pour un enseignant ou une école. Évidemment, devant l’opposition virulente et très publicisée qu’expriment certains groupes de fondamentalistes et de nationalistes aux États-Unis à l’égard de l’ÉPP, il semble avisé de faire preuve de prudence au sein de certaines collectivités si l’on souhaite y implanter un tel programme. Or, en dépit de ces arguments, l’entêtement avec lequel nous conservons notre mentalité insulaire, alors qu’ont lieu des changements écologiques et politiques d’une ampleur démesurée, laisse entendre qu’une approche par compartimentation aiderait bien peu les élèves à comprendre l’état du monde, encore moins à l’influencer ou à l’améliorer. Nous devrions reconnaître que toute vision de l’éducation suppose des visées politiques sous-jacentes, que celles-ci soient avouées ou non, en ce sens qu’elle repose sur une vision d’une collectivité mondiale idéale. Les principes à la base du paradigme de compartimentation de l’ÉPP semblent très peu se distinguer de la vision la plus commune actuellement, selon laquelle les nations adoptent une conception nationocentrique du monde et sont déjà déconnectées des réalités mondiales.

En arriver à comprendre les concepts de relations exige que l’on change radicalement son mode de pensée. L’approche holistique outille les futurs décideurs de la planète à se libérer de la « conscience extrêmement limitée » (Houston, 1982) qui a tant contribué à tracer la voie que suit à l’heure actuelle le développement mondial. Si l’on souhaite que les élèves s’en sortent mieux à l’avenir, il leur faudra bien comprendre les dynamiques des systèmes mondiaux, les multiples causes et conséquences des enjeux mondiaux interreliés, les relations complexes entre le bien-être des espèces et celui de la planète, et la puissance de l’action individuelle, ou de l’inaction. Ils devront prendre conscience de « l’insignifiance et l’inefficacité des souverainetés nationales » (Ignatieff, 1984) et de l’influence considérable des acteurs privés, en particulier des multinationales. Cette prise de conscience pourrait faire émerger une nouvelle vision de la participation citoyenne, dans laquelle divers groupes et niveaux de la société mondialisée suscitent reconnaissance, soutien et participation, qu’il s’agisse de la famille, de la collectivité, d’agences internationales ou de groupes d’intérêts transnationaux.

Pour réussir à inculquer une conscience plus globale aux élèves, nous, adeptes de l’ÉPP, devons contribuer à élaborer une formation bien ancrée dans les réalités actuelles du système mondial, afin de bien les préparer à réaliser leurs ambitions éventuelles. Nous devons également prouver (à nous-mêmes comme à nos collègues sceptiques) que l’école peut jouer un rôle central dans la création d’un monde juste et respectueux de l’environnement. Sinon, peut-être que l’ÉPP n’aura été qu’une variante, propre à notre époque, d’un modèle en vigueur depuis le dix-neuvième siècle, qui depuis longtemps n’est plus en phase avec les changements frénétiques qui se déploient à l’échelle mondiale.

———————————————————-

Au moment d’écrire ces lignes, Graham Pike était codirecteur de l’International Institute for Global Education à l’Ontario Institute for Studies of Education à l’Université de Toronto, en Ontario. Il est aujourd’hui doyen à l’éducation internationale à l’Université de l’île de Vancouver.

Lucie-Ann Laberge est finissante au baccalauréat en traduction professionnelle de l’Université de Sherbrooke. Elle a également terminé en 2007 un baccalauréat en arts et design, concentration bande dessinée, à l’Université du Québec en Outaouais.

Ce qui précède est une traduction de « Global Education: Reflections from the Field » qui a été publié en Green Teacher 54, Hiver 1997-1998.

No comments yet

Leave a Reply