Le gazon synthétique, plus écologique ?

Par Rochelle Rubinstein
Traduit par Christian Petit
TOUTE PERSONNE faisant de l’éducation relative à l’environnement ou de l’enseignement en plein air connaît les bienfaits physiques, psychologiques et sociaux d’une activité en milieu naturel pour les enfants. Dans les cours d’école et les terrains de jeu, c’est un plaisir de voir les élèves s’amuser comme des petits fous sur du gazon frais. Pourtant, on remplace de plus en plus le gazon naturel et les copeaux de bois dans les terrains et les aires de jeu des cours d’école et autres espaces publics par des surfaces synthétiques. Parmi celles-ci, on retrouve le caoutchouc coulé sur place ainsi que les tuiles et les tapis de caoutchouc, composés de divers matériaux de remplissage, dont le plus courant est le granulé de caoutchouc issu de pneus usagers déchiquetés.
Les administrations passent au gazon synthétique pour trois raisons principales. D’abord, la surutilisation des terrains et des aires de jeu entraîne leur détérioration. Ensuite, il faut souvent y annuler les activités par temps peu clément. Enfin, l’industrie du gazon synthétique a réussi à inculquer la perception selon laquelle ses produits sont des solutions de rechange faciles, requérant peu d’entretien, aux surfaces gazonnées surutilisées.
À première vue, ces perceptions semblent fondées. Toutefois, de nombreuses preuves démontrent que l’utilisation de vieux pneus déchiquetés et de surfaces de jeu en caoutchouc est à la fois nocive pour l’environnement et, potentiellement, pour la santé humaine. Cette réalité touche en particulier les enfants, plus vulnérables aux toxines. Même si la toxicité de ces matériaux est bien documentée – par dégazement ou lessivage –, aucune étude exhaustive et à long terme ne s’est penchée sur ces éléments et leurs conséquences sur la santé.
Les éducateurs et les dirigeants locaux devraient se méfier des propositions pour modifier les aires de jeu extérieures au profit de matériaux synthétiques. Cet article présente les principales préoccupations qu’un tel choix soulève en matière de santé et d’environnement.
Effet d’îlot de chaleur
Alors que le gazon naturel rafraîchit l’environnement à l’échelle locale, le gazon artificiel peut atteindre des températures dangereuses. Selon une étude du Toronto District School Board, par exemple, au cours d’une même journée d’été, le gazon naturel peut atteindre 34 °C alors qu’une surface synthétique affichera une inquiétante température de 67 °C1. De tels matériaux exacerbent ce qu’on appelle l’effet d’îlot de chaleur urbain, lequel désigne des zones urbaines – composées de nombreuses surfaces qui absorbent la chaleur, comme le béton – où la température devient considérablement plus élevée que dans les zones voisines.

Déshydratation
Le Département de la santé de la Ville de New York indique que le jeu sur des surfaces de plastique remplies de granules de pneus usagés peut causer déshydratation, coup de chaleur ou brûlures thermiques : « Les enfants sont particulièrement susceptibles de souffrir de la chaleur extrême, puisqu’ils ont moins la capacité de réguler la température de leur corps que les adultes. Qui plus est, le ratio entre la superficie du terrain et leur masse corporelle est plus élevé, ils produisent plus de chaleur métabolique par unité de masse et transpirent moins que les adultes, autant de facteurs qui augmentent les risques de troubles de santé causés par la chaleur2. »
Dégazement
Le gazon naturel absorbe du dioxyde de carbone et relâche de l’oxygène, qui est bon pour la santé. C’est tout le contraire avec le gazon synthétique, dont les matériaux se dégradent sous l’influence du soleil et du piétinement, puis émettent plusieurs produits toxiques dans l’air. Les principaux produits chimiques issus des pneus recyclés qu’on retrouve dans le remplissage sont le styrène, une neurotoxine, et le butadiène, un agent cancérigène reconnu, responsable de la leucémie et de la formation de lymphomes. Les granules de caoutchouc et de pneus recyclés contiennent aussi du plomb, du cadmium et d’autres métaux lourds dommageables pour le système nerveux3,4.
Les enfants sont particulièrement exposés aux produits chimiques des surfaces des aires de jeu parce qu’ils se mettent les mains dans la bouche, qu’ils sont près du sol et que leur rythme respiratoire est plus élevé que celui des adultes. Les risques qu’ils respirent des toxines, qu’ils en absorbent par la peau et même qu’ils en avalent sont donc élevés.
Des pédiatres, des épidémiologistes et des scientifiques de laboratoire du Centre de santé environnementale pour enfants de l’École de médecine Icahn, à New York, soutiennent qu’on devrait bannir ces produits. Les enfants sont fragiles « en raison de plusieurs facteurs, notamment leur physiologie et leurs habitudes particulières, la rapidité du développement de leurs organes et l’immaturité de leurs mécanismes de détoxication5,6 ».
Migration des toxines
Avec le temps, les surfaces de caoutchouc recyclé s’effritent et leurs résidus collent aux chaussures, aux vêtements et à la peau des enfants et des enseignants, puis s’infiltrent dans les écoles, les maisons, les automobiles, etc. Les enfants, leurs familles et leurs animaux de compagnie y sont ainsi exposés longtemps après le temps passé sur une aire de jeu.
Dans le gazon artificiel, les fibres et le remplissage – lequel contient des granules de caoutchouc, mais aussi du sable de silice combiné à du polymère acrylique et à de la farine de liège – se désagrègent et se dispersent, jusque dans les cours d’eau. Ces matériaux, qui contiennent parfois des additifs comme des produits ignifuges et des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), sont toxiques pour la vie aquatique. On sait que les microplastiques des surfaces artificielles migrent jusque dans les océans, la chaîne alimentaire et l’eau potable7.

Toxicité du granulé de caoutchouc
Les composantes toxiques des surfaces de jeu en caoutchouc et en plastique doivent être remplacées au terme des dix années de leur durée de vie utile. Leur élimination sera fort probablement soumise aux règles fédérales concernant les matières dangereuses. Elles représenteront un danger pour l’environnement et imposeront d’importantes dépenses8.
Infections et abrasions
Contrairement au gazon naturel, le gazon synthétique est imperméable et on doit utiliser des produits chimiques pour le nettoyer de diverses sources possibles d’infection : sueur, mucus, sang, fiente d’oiseaux, etc. La Clinique pédiatrique de santé environnementale de l’hôpital Mount Sinai, à New York, nous met en garde contre les infections cutanées à la suite d’abrasions et de brûlures subies sur du gazon. Les granules de caoutchouc et le plastique, plus abrasifs que le gazon naturel, augmentent les risques d’abrasions, propices au développement d’une infection au Staphylococcus aureus résistant à la méthicilline (SARM)9.

Blessures et commotions cérébrales
Les terrains et les aires de jeu synthétiques durcissent avec les années et à mesure que les usagers emportent du remplissage avec eux, sur leurs chaussures, leurs vêtements, leurs cheveux, leur peau. Le remplissage est rarement regarni, ce qui est censé être le cas chaque année. Certaines des surfaces synthétiques de Toronto sont aussi dures que du béton. Cette rigidité accroît les risques de commotions cérébrales.
Les athlètes professionnels s’en plaignent, de même que de la menace des abrasions, aussi connues sous le nom de « brûlures de gazon », sujettes aux infections. Déjà en 2007, la grande vedette de foot David Beckham disait : « On ne peut pas demander à un athlète d’être performant sur du FieldTurf (un gazon synthétique rempli de granules issues de pneus). Ça prend trois jours au corps pour s’en remettre. Il n’y a aucun doute, toutes les équipes devraient avoir des terrains en gazon naturel pour que toutes les parties se jouent là-dessus. » Aujourd’hui, deux seuls stades de la Ligue majeure de baseball sont équipés de surfaces synthétiques : le Tropicana Field de Tampa Bay et le Centre Rogers de Toronto.
Remplissage « naturel »
Le remplissage des surfaces synthétiques est nécessaire afin de les rendre assez absorbantes pour éviter les blessures. Si nous en savons toujours plus sur les risques des remplissages les plus courants – faits de granulés de caoutchouc à base de pneus usagés –, nous devons aussi nous méfier de ceux, plus récents, dits « biologiques », « naturels » ou « sécuritaires ». Les granules de sable de silice, recouvert de polymère acrylique, par exemple, se désagrègent pour former de la poussière de silice – un agent cancérigène reconnu par l’Agence de protection de l’environnement (EPA) des États-Unis, affectant les poumons10 – ainsi que de la poussière et des microdébris de plastique. Le liège ou la noix de coco, quant à eux, s’effritent et volent au vent, ce qui laisse les surfaces de jeu dangereusement dures. Les nouveaux remplissages « naturels » coûtent cher, forcent l’utilisation de produits chimiques, sont dangereux pour le système respiratoire, n’ont pas été suffisamment étudiés et ne font pas l’objet de réglementations adéquates. De plus, que le remplissage soit « naturel » n’élimine en rien les préoccupations pour la santé et l’environnement que soulèvent les fibres de plastique faisant office de brins d’herbe.

Passage à l’action
Sachant cela, que pouvons-nous faire ? En premier lieu, les enseignants et les parents peuvent se partager des renseignements et informer les élèves. Voilà une occasion d’ouvrir la conversation à d’autres sujets comme l’environnement, le syndrome de manque de nature chez les jeunes et les bénéfices du gazon naturel, tant psychologiques que physiques. L’exposition des jeunes au vrai gazon et à la « saleté » renforce leur système immunitaire, augmente leurs capacités cognitives et réduit leur niveau de stress ainsi que leurs risques de blessures au contact du sol.
Il est difficile de se retrouver dans la quantité de publicités et de promotions pour divers gazons synthétiques. Mieux vaut se fier à des sites Web fiables qui se consacrent au sujet (vous en trouverez plus bas dans la liste de ressources supplémentaires – en anglais seulement).
Aucune surface synthétique n’a fait l’objet de recherches adéquates : la plupart des décideurs et des employés dans les écoles n’en connaissent donc pas les risques. Les enseignants et les parents peuvent et devraient participer aux décisions lorsque des écoles songent à remplacer une surface naturelle par des matériaux artificiels.
Dans les écoles où les surfaces sont déjà synthétiques, les enseignants et les parents peuvent transmettre le plus possible de renseignements et de mesures de précaution (voir l’encadré à la page 4). Ils devraient également s’affirmer quand vient le temps de remplacer du gazon synthétique. Si le principe de précaution s’invite dans une conversation, voici une citation du docteur David Brown, un toxicologue en santé publique, qui peut alimenter la réflexion : « Les preuves contre les substances dangereuses sont suffisantes pour qu’on demande à ce que leur innocuité soit démontrée avant de poursuivre l’installation de terrains synthétiques. »
Enfin, les enseignants et les parents soucieux de l’environnement ont la chance de rappeler aux jeunes que le gazon naturel et les copeaux de bois forment les surfaces les plus sécuritaires pour les cours d’école et les aires de jeu. On doit recourir à des spécialistes pour la pose et l’entretien du gazon naturel, mais on retrouve aujourd’hui de nombreux mélanges d’herbes qui demandent peu d’entretien et résistent bien aux ravageurs et à la sécheresse. Dans le cas des copeaux de bois, il suffit de les râteler un peu et, à l’occasion, d’en rajouter.
À l’ère où l’on condamne les pailles et les bouteilles de plastique à usage unique, peut-être serait-il temps, également, de remettre en question l’utilisation de plastique et de pneus recyclés dans les écoles primaires.
Rochelle Rubinstein est artiste visuelle et animatrice communautaire à Toronto, en Ontario, ainsi qu’accompagnatrice de Bela Farm, à l’extérieur de la ville. Pour plus de renseignements à son propos : www.rochellerubinstein.com.
Christian Petit détient un baccalauréat en traduction professionnelle de l’Université de Sherbrooke et une maîtrise en sciences de l’environnement de l’Université du Québec à Montréal.
Références
- TORONTO District School Board Terms of Reference Governing Future Installations of Artificial Turf Sports Fields, report No. 09-13-2156, 2013, page 19, Playground Surface Temperatures
- https://www.aap.org/en-us/advocacy-and-policy/aap-health-initiatives/Chil- dren-and-Disasters/Pages/Extreme-Temperatures-Heat-and-Cold.aspx
- ATSDR Toxicological Profile for Styrene, November 2010, http://www.atsdr.cdc.gov/to profiles/tp53.pdf
- International Agency for Research on Cancer, 2008, http://monographs.iarc. fr/ENG/Monographs/vol100F/mono100F-26.pdf
- Timothy Ciesielski et al. Cadmium Exposure and Neurodevelopmental Out- comes in U.S. Children. Environ Health Perspect. 2012 May; 120(5): 758- 763. 27. doi: 10.1289/ehp.1104152
- CDC (2012) Low Level Lead Exposure Harms Children: A Renewed Call for Primary Prevention. http://www.cdc.gov/nceh/lead/acclpp/final_docu- ment_010412.pdf
- Connecticut Department of Environmental Protection (2010) Artificial Turf Study: Leachate and Stormwater Characteristics http://www.ct.gov/deep/lib/ deep/artificialturf/dep_artificial_turf_report.pdf
- Environment and Human Health, Inc.; Synthetic Turf – Industry’s Claims vs. the Science.
- New England Journal of Medicine, February 2005.
- http://www.epa.gov/chemical-research
- Mount Sinai Children’s Environmental Health Center; Artificial Turf: A Health-Based Consumer Guide.
Ressources supplémentaires
- 12 Reasons Why Synthetic Fields Pose a Health Risk; Environment & Human Health, Inc.; www.ehhi.org
- Artificial Turf & Children’s Health; Mount Sinai Children’s Environmental Health Center
- Independent Science on Public Health Concerns Regarding Synthetic Turf; Grassroots Environmental Education
- National Center for Health Research; http://www.center4research.org/nchr- letter-do-city-council-artificial-turf/
- Natural Grass Athletic Fields (Benefits, Cost, & Maintenance) PowerPoint (2017); Sports Turf Managers Association
- Safe Healthy Playing Fields Coalition Information Sheet; SafeHealthyPlay- ingFields.org
- synturf.org
- TURI Turf Fact Sheet; Toxic Use Reduction Institute
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